L'histoire de "Jean-Christophe & Winnie" débute par la fin d'une époque. Une dernière incursion dans l'imaginaire de l'enfance avant le passage obligatoire à l'âge adulte. À l'écran, dans une petite merveille d'introduction à la fois féerique et teintée de tristesse, Jean-Christophe fait ses adieux à ses amis de la Forêt des rêves bleus avec qui il a partagé tant d'aventures. Coco Lapin, Porcinet, Tigrou et tous ces personnages représentant chacun un sentiment exacerbé de l'esprit d'un enfant laissent celui qui leur a donné vie partir vers des horizons où l'innocence n'aura désormais plus sa place. La séparation la plus déchirante est bien entendu celle entre lui et Winnie, ce petit ourson un peu bêta et dilettant (mais à la naïveté souvent emplie de justesse) avec qui Jean-Christophe entretient une relation privilégiée car il est la personnification de la part la plus primaire des émotions de sa jeunesse.
Ensuite, une fois les souvenirs de cette période rangés au fond d'une boîte, les pages des années défilent : l'uniformisation de l'éducation, l'ombre de la mort, la tragédie de la guerre ou encore un travail ingrat broient la part de l'innocence de l'enfant Jean-Christophe pour laisser place à l'adulte au comportement régi par les normes d'une société oppressante, même la lumière éphémère apportée par la rencontre amoureuse ou la naissance d'un enfant n'est pas suffisante pour contrecarrer le poids croissant des responsabilités imposées par un environnement froid et rigide. Lorsque ses engagements professionnels commencent à entâcher ce qui lui reste comme chaleur humaine et l'oblige à s'éloigner encore un peu plus de sa famille, Jean-Christophe est sur le point de s'engouffrer sur une route sans retour vers l'absence d'empathie à l'image de sa hiérarchie cruelle. Heureusement, au même moment, sa fille ravive par hasard ses souvenirs de la Forêt des rêves bleus. On découvre ainsi Winnie perdu dans le brouillard épais de la mémoire, à la recherche de ses compagnons disparus et décidant de franchir la porte que Jean-Christophe utilisait pour lui rendre visite afin de lui demander de l'aide dans le monde réel...
Qui aurait cru un jour découvrir une adaptation-live de l'univers si enfantin de "Winnie l'ourson" ayant pour cadre l'esprit d'un Jean-Christophe adulte en plein burn-out ? Évidemment, la symbolique du monde imaginaire y était bel et bien présente mais elle n'en était jamais devenue à ce point le coeur d'un récit qui, la majeure partie du temps, pourrait être vu comme le fruit de la psyché torturée d'un homme en pleine remise en cause.
Avec cette approche en contre-pied de nos attentes, "Jean-Christophe & Winnie" est une espèce d'entre-deux quasiment miraculeux , trouvant le moyen d'élaborer en toile de fond son discours remarquable sur un adulte tiraillé entre ce qu'il fut et ce qu'il est devenu pour, à l'écran, nous emporter dans cette bourrasque mélancolique venue tout droit de l'enfance et de ces drôles de peluches naïves qui en sont la palette de couleurs. Grâce à cette optique pouvant aussi bien parler aux plus petits qu'aux plus grands, le film de Marc Forster donne l'impression perpétuelle de tenir en équilibre sur un fil aussi fragile qu'adroitement tissé et qui atteint son firmament avec, bien entendu, l'adulte Jean-Christophe de retour dans la Forêt de rêves bleus afin d'en dissiper la brume installée depuis des années, reconquérir le coeur de ses habitants en luttant contre des ombres venues d'une réalité responsable de leur disparition et, par là-même, retrouver sa véritable nature.
Certes, on pourra regretter que la dernière partie brise la frontière entre imaginaire et réalité en perdant de sa pertinence au profit de péripéties plus classiques nous conduisant vers un inévitable happy-end (bon, en même temps, c'est un Disney, ça n'allait pas se conclure avec un Jean-Christophe dément dévorant Porcinet en cotelettes ou Coco Lapin en civet) mais, en mélangeant une telle intelligence de strates d'écriture où le rire enfantin, la justesse de l'émotion et l'émerveillement capable de toucher toutes les générations se conjugent, "Jean-Christophe & Winnie" est incontestablement une de ces pépites récentes de Disney ne bénéficiant pas d'un lourd bagage promotionnel (à l'instar du "Peter et Elliott le dragon" de David Lowery) alors que sa réussite est presque totale sur tous les plans possibles.
Il y a donc d'abord cette brillante écriture oscillant en permanence entre l'ingéniosité de son cadre et les sourires naïfs qu'elle provoque (les dialogues de Winnie et ses amis sont souvent des merveilles de profondeur cachées sous leurs apparences humoristiques), la qualité de celle-ci provient d'ailleurs sûrement de son équipe hétéroclite de scénaristes où l'on retrouve des noms improbables comme Alex Ross Perry, un des papes de l'indé US minimaliste, Tom McCarthy, oscarisé pour "Spotlight", et Allison Schroeder connue pour "Les Figures de l'ombre". Nul doute que cet alliage de personnalités aussi différentes a déteint sur un scénario qui se montre bien plus subtil que les canons habituels de Disney.
Bien sûr, il faut ajouter à cela le statut de réalisateur caméléon de Marc Forster, véritable touche-à-tout cinématographique qui s'aventure dans un registre déjà pratiqué mais pas abordé de la même manière avec son "Neverland". En effet, l'esthétique de "Jean-Christophe & Winnie" est une donne à part entière de sa narration : des premiers instants où les couleurs de l'enfance s'évanouissent, en passant par une réalité délavée par le conditionnement de l'existence humaine, jusqu'aux premières éclaircies de la Forêt des rêves bleus et de ses petits habitants contaminant le monde réel, on se régale de voir une direction artistique servant autant son propos tout en y insufflant une certaine nostalgie d'une autre époque Disney autant contextuelle que par le choix de la photographie.
On pourrait aussi parler de l'excellente composition musicale de Geoff Zanelli et Jon Brion (remplaçant le défunt Jóhann Jóhannsson), de la qualité de l'animation de ces peluches et de leur incrustation dans la réalité ou encore d'un Ewan McGregor parfait en adulte à la reconquête de ses rêves d'enfant mais, stop, on en assez parlé de "Jean-Christophe & Winnie" car le meilleur est de découvrir soi-même la mosaïque d'émotions qu'il procure. Comme son héros à la recherche d'une part de lui-même, le film de Marc Forster est un Disney, un vrai, qui retrouve cette magie parfois un peu désuète faisant un bien fou et qui traverse l'écran pour ne plus nous lâcher dans un mélange de sourires et de larmes à l'oeil. Et bon sang, que ça fait du bien de voir ça en 2018 !