Après le (formidable) « Que Dios nos perdonne », Rodrigo Sorogoyen nous propose de poursuivre son autopsie de la société espagnole en jetant une lumière crue sur la vie politique de son pays et la corruption qui la gangrène. Même si son film est long, plus de 2h10, il est remarquablement tenu grâce une mise en scène qui n’hésite pas à emprunter les codes du film policier et du film d’espionnage. Long travelling, scènes filmée de loin comme dans un téléobjectif, musique électronique parfaitement bien utilisée, jusqu’au duel final dont je reparlerais et qui pourrait presque s’apparenter à un duel de western ! Rodrigo Sorogoyen a compris que, pour que l’on soit happé par un film qui parle de corruption, de pots de vins, de trafic d’influence et de faux et usages de faux (et encore, je n’ai pas tout retenu !), il faut une réalisation dynamique, un montage serré et des dialogues qui font mouche rapidement, sinon on décroche. Il parvient à tenir son film sur la longueur, alors que ce n’était pas gagné d’avance et il parsème le suspens, la violence, la tension nerveuses par petites touche, comme on sale ou on poivre un plat. Quelques scènes fortes se détachent, mais c’est surtout la spirale infernale, qui happe Manuel, qui happe en mêle temps le spectateur. On a l’impression qu’il ne s’en sortira jamais, tout ce qu’il tente se retourne contre lui, même quand il croit enfin avoir la main, le boomerang lui revient, c’est imparable, et ça donne une impression de spirale infernale assez efficace. Il y a beaucoup de seconds rôles bien campés dans « El Reino » mais je ne vais parler ici que d’Antonio de la Torre. Cet acteur, qui déjà impressionnait fortement dans « La Isla Minima », « La colère d’un homme patient » et surtout « Que Dios nos perdonne », est ici parfaitement impérial. Ce n’est pas évident d’incarner Manuel Lopez-Vidal, il est de toutes les scènes, il doit incarner un homme profondément malhonnête et parfaitement antipathique, et en même temps nous donner envie qu’il s’en sorte, qu’il échappe à son destin pourtant parfaitement mérité. Rendre les méchants sympathiques n’est pas facile, et Antonio de la Torre sait le faire, il l’a déjà prouvé et le prouve une fois de plus. Oui, les hommes malhonnêtes aiment leur femme et leur fille, oui ils sont sincèrement blessés quand leurs amis les trahissent, oui, ils pleurent lorsque le sort s’acharne et pourtant ils ne sont pas autre chose que les artisans de leur propre malheur. Cette ambivalence est bien rendu à la fois par le scénario et par l’acteur principal du film. Le scénario, je dois bien le reconnaitre, est assez complexe à comprendre pour qui ne connait pas bien la vie politique espagnole. Le film n’est pas évident d’accès et le premier quart d’heure est même confus, on a du mal à comprendre vite les enjeux, et il faut bien 20 bonnes minutes pour qu’on commence à y voit un peu clair. J’imagine que si l’on faisait visionner « Baron Noir » par le public espagnol, il aurait sans doute du mal lui aussi à entrer dans le propos ! D’ailleurs, on peut rapprocher un petit peu les deux fictions, qui abordent les questions de corruption et de trahisons politiques par le même angle. Disons-le tout net, le scénario est complexe et nécessite une attention soutenue pendant plus de deux heures, on peut malheureusement décrocher par moment. Un tout petit plus de clarté aurait parois été la bienvenue. Impossible de savoir quel parti est mis en cause dans « El Reino » pour une raison toute simple : il n’est jamais question d’idéologie, d’idées ou même de principes, il n’est question que d’argent, de pouvoir, de postes à pourvoir et d’ambitions personnelles. Du coup, on peut y voir le PSE comme le PPE, selon les convictions qui sont les nôtres. Même la région où se déroulent les faits est mal définie, on comprend que c’est au bord de la mer mais c’est tout ! Le film ne met pas tellement en scène le problème régionaliste, alors que c’est un marqueur très fort de la politique espagnole, là encore pour brouiller les pistes. Ce qu’on comprend bien, en revanche, c’est l’étendue de la corruption qui gangrène le système politique espagnol et l’adage imparable qui veut que tes amis les plus proches sont les plus dangereux. Les coups bas ne viennent pas de l’autre camp, mais toujours du sien. Il est facile et inévitable de penser à telle ou telle affaire française (l’affaire Fillon, l’affaire Cahuzac) et de la mettre en miroir.
Manuel Lopez-Vidal cherche à se sortir de l’engrenage qui le broie en faisant tomber tout le monde avec lui, une tentation compréhensible mais qui ne le rend nullement plus sympathique. Assumer : non, faire amende honorable : du bout des lèvres, il navigue depuis tellement longtemps dans le marécage de la corruption qu’il n’intègre pas le fait qu’il est coupable et non victime. La scène finale, en forme de duel et qui se termine d’une façon si abrupte qu’elle laisse interloqué, met parfaitement en image ce que je viens d’écrire : quand on est coupable depuis trop longtemps, on oublie qu’on l’est, le Mal devient la normalité et quand les choses s’enrayent, on n’imagine plus se remettre en question.
Avec « El Reino », Rodrigo Sorogoyen autopsie la vie politique de son pays et ce n’est pas beau à voir, c’est métastasé en profondeur. Cela donne forcément matière à réflexion que l’état de la vie politique de tous les autres pays européens, et au-delà…