« Tu crois que t’es payé pour conduire un camion ? Pauv’ môme… T’es payé pour avoir peur. T’as pas compris ? C’est ça la division du travail. Toi, tu conduis pis moi, je crève de peur. Crois-moi, t’as la meilleure place. »
Expressionniste parfois, jouant avec les ombres comme un virtuose, Henri-Georges Clouzot plonge cette fois sa caméra dans le naturalisme, ce qui lui permet de laisser libre cours à son amoralisme profond et nous offre quelques scènes d’un réalisme parfois sordide (l’Allemand qui nargue le chien, la jeune Linda qui se fait violer par le tavernier), souvent poisseux (les enfants, les flaques, les crachats), toujours pointilleux, comme cet ensemble d’interprètes, au début, qui communiquent en des langages différents de la manière la plus naturelle qui soit, français, espagnol, allemand, anglais, italien.
Premier grand rôle d’Yves Montand qui démarre au même moment et avec un succès égal sa carrière musicale, Le Salaire de la Peur est aussi interprété par un tout grand Charles Vanel, à la fois cabotin insupportable et geignard pitoyable, Vera Clouzot en femme enfant de 40 ans, violentée par tout le monde, actrice hélas uniquement visible dans les films de son mari, Dario Moreno en patron de bar falot, bien éloigné des opérettes qui l’ont rendu célèbre et qui rejouera sous la direction de Clouzot dans La Prisonnière (1968), Folco Lulli, « gueule » du cinéma italien, exceptionnel en maçon bonhomme, et Peter van Eyck magnifique de froideur élégante.
Il m’est arrivé à plusieurs reprises de comparer Clouzot à Melville pour la noirceur du propos, la maîtrise des ombres et du détail, il est un autre point commun aux deux réalisateurs, Charles Vanel en homme tout-puissant qui s’écroule et supplie, comme il le fera dix plus tard face à Belmondo dans L’Aîné des Ferchaux.
Si l’ont fait abstraction de la maîtrise parfaite du suspense, marque de fabrique de Clouzot, on retrouvera ici plusieurs de ses thèmes de prédilection, dont l’emprise (celle qu’exerce, au début, Jo sur Mario). On pourrait regretter la longueur du film mais c’est précisément cela qui donne à l’oeuvre sa dimension, son intensité, la lente présentation des personnages principaux, comme on le retrouvera onze ans plus tard chez Henri Verneuil (Cent Mille Dollars au Soleil, 1964). En adaptant le roman de Georges Arnaud, Clouzot signe plus qu’un chef d’oeuvre, un véritable manifeste narratif. Visuellement, la transition entre la première heure et le voyage est un sommet du genre, qui ne quitte plus l’image, alternant plans larges et gros plans.
Il ne fait aucun doute que ce chef d’oeuvre absolu a inspiré un nombre incalculable de cinéastes. Du génie.