"Le salaire de la peur" est souvent considéré comme le chef d’oeuvre de l’extraordinaire Henri-Georges Clouzot. C’est un peu injuste au vu des "Diaboliques" ou de "Quai des Orfèvres" qui étaient également des merveilles. Mais force est de reconnaître qu’on se trouve face à un très grand film dont l’ambition démesurée est pleinement récompensée. En effet, il ne faut pas oublier que "Le salaire de la peur" traite d’un sujet pouvant paraître limité (un road movie avec des camions pouvant exploser à tout moment) et s’accorde, de surcroît, une durée étonnement longue pour un film français de l’époque (près de 2h30). Mais, le génie de Clouzot est, bien évidemment, de ne pas avoir limiter l’intérêt de son film à la seule question de savoir si la nitroglycérine va exploser ou pas. Car, Le salarie de la peur est, avant tout, le portrait d’une bande de baroudeurs désabusés, perdus dans une Amérique Latine rêvée qui s’est transformé en prison infernale et qui tentent, par tous les moyens, de se payer le billet de retour au pays. Ce background apporte une formidable densité au récit et permet de rendre indispensable la longue introduction qui précède le départ des camions et qui, avec un autre réalisateur, aurait pu n’être qu’un fastidieux préalable à l’action. C’est grâce à cette introduction qu’on comprend les motivations des personnages dans cette mission suicide (l’appât du gain ayant moins d’importance que la perspective de quitter le pays) et qu’on apprécie à sa juste valeur leur évolution. Car, comme toujours chez Clouzot, la nature humaine et ses nombreuses contradictions est à l’honneur et le réalisateur ne cessent de prendre le spectateur à rebrousse-poil. A ce titre le personnage de Mario (charismatique Yves Montand) est un modèle du genre puisqu’il apparaît, tout d’abord, comme une sorte de prince charmant flegmatique et sûr de lui, puis se montre bien plus rustre et en quête d’un mentor, pour finalement, se révéler tête brûlée sans grands états d’âme ! Le personnage ne cesse de muer à mesure que l’intrigue avance… comme si Clouzot voulait rappeler que ce sont bien les événements qui façonnent les Hommes et que l’instinct de survie est le plus fort. Monsieur Jo (Charles Vanel) est, également, passionnant puisqu’il se présente comme un cador magnifique et se révèle être, finalement, un lâche trahit par ses nerfs (voir par son âge). Chacun des personnages a, donc, son histoire et ses motivations, de l’Italien condamné par la maladie (Folco Lulli) à l’Allemand mort à l’intérieur (Peter Van Eyck) en passant par la bonne amoureuse du héros (Véra Clouzot). Ce dernier personnage m’a, d’ailleurs, laissé un peu dubitatif et surprend de la part de Clouzot qui nous avait habitué, dans ses autres films, à des rôles de femmes fortes et qui fait de ce seul personnage féminin une sorte de chien à la botte du premier qui lui donne un peu d’affection ! Faut-il y voir une volonté du réalisateur de ne pas accorder trop d’importance aux femmes et d’accentuer l’ambiguïté de la relation entre Mario et Jo ? C’est fort possible… et ce d’autant plus que cette ambiguïté expliquerait, également, la scène finale, qui peut laisser dubitatif de prime abord (mais pourquoi risquer sa vie maintenant qu’il a obtenu ce qu’il veut ?) mais qui pourrait être une manifestation du remord du personnage suite au sort qu’il a réservé à son compagnon. Cette façon de voir le film semble, d’ailleurs, être confirmée par l’évolution de la relation entre Mario et Jo qui passe de l’euphorie suivant le coup de foudre de leur première rencontre à la déception en découvrant la vraie nature de l’autre… déception qui engendre la haine, fait commettre l’irréparable puis s’achève dans le regret et la mort. Le seul fait que l’on puisse interpréter "Le salaire de la peur" sous cet angle en dit long sur la richesse du propos et le talent de Clouzot… qui n’a pas oublié de soigner la forme en plus du fond. En effet, le réalisateur a su tirer le meilleur de son intrigue sur le plan du suspense en limitant le nombre d’obstacles rencontrés par les camions (ce qui permet d’éviter la redite) et en les rendant terriblement crédibles (ce qui permet une immersion du spectateur)… tout en passant d’un camion à l’autre afin de rythmer son intrigue. Mais, surtout, il nous offre des plans terriblement évocateurs (le puits en feu, la mare de pétrole où s’engouffrent les personnages…) et même des moments de grâce à inscrire au Panthéon du cinéma (l’explosion du premier camion est filmée avec génie). "Le Salaire de la peur" n’a donc pas usurpé sa flatteuse réputation et peut, sans doute, être considéré comme le plus grand film de son réalisateur.