« Laisse le monde dehors. Il ne vaut plus rien. » C’est la première réplique du film.
Le dehors et le dedans : dans les villes de la Syrie en guerre, y aurait-il aujourd’hui un monde du dehors, violent, barbare, où on peut sniper des anonymes et vendre des bébés, ayant perdu toute humanité ? Et un monde du dedans, bienveillant, celui où la vie devenue si fragile et provisoire constitue la valeur ultime ?
Entre le dehors et le dedans, entre la férocité impitoyable et l’humanité la plus attentionnée, il y a la porte d’un appartement. C’est un des premiers plans du film : la porte est une vraie barricade derrière laquelle se retrancher, avec son œilleton minuscule pour regarder peut-être la mort venir. Entre le dehors et le dedans, il y a aussi les rideaux toujours tirés, les tissus et les verres que les explosions soudaines soufflent, rabattant tout le monde vers le seul endroit sûr, loin du dehors, celui d’où les femmes ont depuis toujours tout dirigé : la cuisine.
Dehors donc, les hommes se battent, on ne sait pour quoi, ce n’est pas le sujet. Ils sont quelque part dans les ruines de cette guerre urbaine, morts ou vifs, blessés peut-être. Dedans, dans cet immeuble encore en partie debout, les femmes, le grand-père, les ados, les enfants, prennent grand soin les uns des autres. Pour rester vivants, il leur faut des nerfs, de l’amour, de la dureté, de la discipline. Et d’abord le courage de cette discipline lorsqu’il arrive que la vie soit en péril imminent, lorsque qu’il advient que le dehors passe la porte. Alors il faut déserter l’innocence, forcer leur amour à passer au second plan. L’amour poussé au second plan, cela peut être terrible, et ce sera un nœud dramatique du film.
Certains critiques reprochent au film une « vision occidentalisée de la guerre », une mise en scène d’un huis clos trop cinématographique. Par la plume de J.P., Libé parle même « d’imaginaire préconçu de spectateur occidental distant ». Connaît-il bien les guerres urbaines pour oser un tel jugement ? Il se trouve que j’étais ado à Alger en pleine guerre. J’en parle parce que le film m’a rappelé une manière de vivre qui était exactement la nôtre : les provisions d’eau, les portes barricadées, les fenêtres à ne pas approcher, les explosions incessantes, les cachettes où ordre était donné à l’avance de se coucher en cas de mitraillage. Sa propre sécurité primant toute morale (pour ne pas ajouter des victimes aux victimes, il fallait se terrer, et même si des voisins criaient « à la garde » et se faisaient égorger). Et de même le rôle majeur des femmes pour organiser la protection familiale, la façon dont le danger rapprochait tout le monde. Comment malgré tout, nous continuions à vivre comme si rien n’était.
« Une famille syrienne » est un film remarquable, qui montre avec tact et véracité cet univers du dedans, ce monde de femmes, de familles si peu dévoilé dans les films de guerre. Mais il n’est pas seulement cette sorte de document fictionnel autour du conflit à Damas. Il est aussi un drame bouleversant, intelligemment mené, évitant tout excès de pathos parce qu’il est interdite aux protagonistes, posant de graves questions d’ordre moral, et de plus interprété par des acteurs exceptionnels. Ne le ratez pas.
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