La palme d’or décrochée à Cannes en 2014 par Nuri Bilge Ceylan pour son ‘Winter sleep’ peut être considérée, surtout par ceux qui ne parviennent pas à l’encadrer, comme l’apothéose de son parcours de ‘cinéaste de festival’, pourvoyeur d’oeuvres immobiles qui, ordinairement pendant plus de trois heures, s’attardent ad nauseam sur les dilemmes intérieurs d’intellectuels torturés, entrecoupé de moments d’attente et de tranches de vie d’une indicible banalité. Après le vieil artiste qui périssait d’ennui dans sa maison d’hôte en Anatolie, il s’agit cette fois d’un jeune diplômé qui revient dans sa ville natale, déterminé à devenir un grand écrivain. A mesure qu’il retrouve les lieux et les visages familiers de sa jeunesse, on prend la mesure des moteurs de cette ambition, parmi lesquels l’arrogance d’un jeune homme instruit qui a besoin de se prouver qu’il vaut mieux que les “villageois” et une revanche inconsciente vis-à-vis d’un père flambeur et irresponsable, dont la désinvolture l’agace au plus haut point. Pendant trois heures, ‘Le poirier sauvage’ parle d’une évolution personnelle, du “mûrissement” - pour rester dans la métaphore fruitière - d’un être dont les yeux vont se déciller sur beaucoup de choses et qui, en passant à l’âge adulte, verra ses illusions et ses certitudes se dissiper devant l’évidente multiplicité des manières d’appréhender l’existence. On aurait vite fait de ranger un tel projet dans le case du cinéma d’Auteur avec un grand A, voire même dans celle de sa caricature imbitable dont il serait quand même de bon ton de pouvoir parler dans certains cercles. Ce serait justement ce jugement hâtif qui relèverait de la caricature : s’il y a de la posture chez Ceylan, s’il y a une conscience nette de sa propre dimension intellectuelle et une volonté d’imposer une filiation directe et prestigieuse avec le cinéma européen d’après-guerre, le réalisateur a les moyens de sa politique : tout au long de ses films, rien n’est jamais affirmé ni asséné, tout est suggéré, insinué, sous-entendu: refusant toute séquence explicative, Ceylan ne prend jamais le spectateur pour un crétin qu’il faudrait guider dans les méandres de sa réflexion humaniste. C’est également un cinéaste qui ménage un place inédite à des débats intellectuels et à des discussions philosophiques complexes : ainsi, contre toute attente, la discussion d’une vingtaine de minutes entre les deux imams, l’un qui questionne le dogme et l’autre qui y adhère sans réserve, est passionnante à suivre. Enfin, qu’il s’agisse d’un paysage sauvage, d’un panorama urbain ou d’un intérieur, tout est d’une maîtrise formelle absolue. Chaque plan est un tableau, dont les angles, la perspective et la lumière sont d’une étonnante beauté...et il faudrait faire preuve d’une inattention obstinée pour ne pas remarquer que le blanc et la grisaille de ‘Winter sleep’ ont été remplacées par des teintes plus chaudes et automnales, ocre, écarlate, rouille, comme pour signifier que le changement est à l’oeuvre. Les films de Nuri Bilge Ceylan, et ‘Le poirier sauvage’ n’échappe à la règle, possèdent une temporalité qui leur est propre, une pesanteur et une lenteur qui les rendent justement propices à l’introspection, aux rêveries et aux méditations. Ils réclament donc, et c’est assez paradoxal, concentration, volonté et assiduité de la part du spectateur, qui a tout intérêt à être dans de bonnes conditions pour profiter de la séance. Au moment où défile le générique de fin, on constate que le temps qu’on découvre la totalité du cheminement initiatique de Sinan, il s’est écoulé plus de trois heures...mais qu’on a n’a jamais trouvé ça long et, pire, qu’on a profondément aimé ça.