Les Veuves tente de mêler deux arcs narratifs qu’il commence par disjoindre et traiter de façon séparée : d’une part, la nécessité de réaliser un braquage que les défunts maris avaient prévu et qui seul peut délivrer les femmes d’une lourde dette ; d’autre part, la campagne électorale d’un candidat à l’une des circonscriptions de Chicago, campagne marquée par la rivalité entre une famille blanche qui monopolise le pouvoir depuis des générations et la propension d’une mafia noire à la destituer. En croisant ces deux fils narratifs pour mieux former une tresse complexe d’influences, de motivations vindicatives ou pécuniaires au sein d’un contexte lui-même marqué par les arrangements, les coups-bas, la violence, le cinéaste Steve McQueen met en scène la tentation, pour une minorité, de recourir à l’illégalité, d’enfreindre les lois afin de laver une ardoise dont elle doit payer un prix reçu en héritage. La condition des femmes rencontre aussitôt celle de la communauté afro-américaine, toutes deux forcées de plagier les méthodes du camp adverse pour espérer gagner leur indépendance. Le souci, c’est que le cinéaste a mis ses gros sabots et appuie si fort sur ses enjeux qu’il change son film en collage de plaidoyers : son montage refuse de fluidifier le récit, nous suivons nos protagonistes errer dans une grande chambre d’échos, kaléidoscope fait d’ellipses et de coupes, de pauses et d’accélération qui traduisent une vie en points de suture, une cicatrisation en train de se faire mais loin d’être achevée. La temporalité ainsi brouillée renvoie à la perte de repères que subissent des veuves encore meurtries par la disparition de leur compagnon : elles doivent s’improviser braqueuses, n’ont d’autre choix que de marcher, une dernière fois, dans les pas de leurs maris, dans l’espoir de s’en affranchir. La caméra de Steve McQueen capte le corps des femmes dans un décor immense et vidé de sa substance vivante : Viola Davis paraît égarée dans son si bel appartement où tout est blanc, lumineux, propre ; il faudra l’agression du candidat noir aux élections pour entacher cet espace qui se transforme progressivement en zone de confinement et de ressassement, en terrain hostile qui rappelle à la femme qu’elle ne possède rien, qu’elle n’est que potiche, celle qui dépend de l’homme, celui qui ne rentrera plus. Si elle trouve une légitimité narrative, la construction fragmentaire des séquences perturbe néanmoins l’immersion du spectateur au sein de ce casse qui gagne alors en puissance chorale ce qu’il perd en crédibilité : des petits morceaux de réalité vécus par des êtres eux-mêmes en morceaux et qui peinent à se rassembler. Il suffit de voir la clausule balbutiante pour se rendre compte du flottement général d’une intrigue peut-être excessivement rocambolesque. C’est que le cheminement labyrinthique, qui enchâsse les révélations et rassemble les pièces d’un vaste puzzle, contraint McQueen à glisser des indices suffisamment visibles pour que le spectateur puisse y croire ; il pense certaines scènes sous l’angle de cette seule utilité : justifier ce qui va suivre. Dès lors, il perd de vue l’improvisation avec lequel s’effectuent les actions successives des braqueuses : réglé comme du papier à musique, le film exhibe trop sa maîtrise et délaisse le quotidien perturbé de ses femmes endeuillées, oublie de les peindre dans leur routine incertaine et paranoïaque – car n’oublions pas que la mafia n’est jamais loin – pour se cantonner aux altercations avec autrui. D’où l’idée, cette fois pertinente, que les personnages n’existent que par la lutte et non pour eux-mêmes, qu’ils n’ont d’épaisseur que parce qu’ils renvoient, en miroir, l’image de leurs bourreaux. Le cœur se transforme en manoir hanté par l’absence de l’autre, les mains se salissent au contact de la vérité sans cesse rejouée en rêve, puis corrigée et balancée à la figure avec toute la violence du monde. Le mal s’extériorise, on lui tire dessus, on renaît enfin. Les Veuves est une leçon d’affranchissement, la preuve que le combat est l’unique raison de vivre et qu’il repose en grande partie sur l’improvisation et le risque d’improviser, de quitter son petit confort aliénant pour prendre les rênes de sa condition. Une œuvre intelligente mais trop mécanique.