Il faut admirer le courage de Cuaron qui après l'immense succès de Gravity, en 3D, avec Clooney et Bullock, et ses plus de cent millions de buduget choisit comme projet suivant un film en noir et blanc, en espagnol, mais avec en plus un nombre important de dialogue en langues mixtèques, et des acteurs amateurs. Cuaron fait tout le contraire du cinéma populaire actuel, jusqu'à sa mise en scène, qui prend son temps et laisse le temps au spectateur de voir tous les détails de chaque plan tout en attisant sa curiosité sur ce qui se cache derrière les frontières du cadre.
La mise en scène reflète une unité de propos et de fond qui irrigue le film du début à la fin. On a exclusivement le droit à des plans fixes, des travellings latéraux et surtout des panoramiques. S'il est facile en littérature de cacher des informations et de jouer sur l'omniscience ou l'ignorance des personnages/du narrateur, cela est autrement plus difficile au cinéma où il faut trouver une raison pour la caméra de montrer ce que le personnage ne voit pas ou de ne pas montrer ce qu'il voit. Cuaron l'a trouvé. Sa profondeur de champ lui permet de montrer à la fois ce qui est et le fait que le personnage ne le voit pas, tel la scène au cinéma, où on a le droit, grand plaisir pour les amoureux des comédies françaises des années soixante, à l'intégralité des trois dernières minutes de la Grande Vadrouille (au passage, c'est le seul moment où le noir et blanc m'a gêné, tant j'ai l'habitude de le voir en couleur ainsi que les causses), et où on voit aussi que l'héroïne ne regarde pas.
L'héroïne, c'est Cléo, une jeune femme qui sert de bonne et de nourrice dans une famille de quatre enfants de la bourgeoisie de Mexico en 1970. Tel les soldats de Dunkerque ou les Ryan Gosling de Drive et First Man, d'autres films récents à la narration exclusivement visuelle, qui se rapprochent du cinéma muet, du "pur cinéma", elle ne prend jamais la parole pour raconter qui elle est ou dire ce qu'elle pense. Qui elle est, on le découvre en la suivant. Ce qu'elle ressent, on le découvre en le ressentant avec elle. Dès le départ, les lents panoramiques dans la maison qui vont de gauche à droite pour revenir vers la gauche, tel le mouvement d'un métronome transmettent la banalité de son quotidien seule à nettoyer la maison, tout en capturant avec une incroyable acuité son environnement et sa géométrie, de sorte qu’après cinq minutes on connait tout de cette maison jusqu’à la sensation d’y vivre, transmise par le rapport que Cuaron entretient entre ses cadres et la géométrie de la maison, grâce au 65mm (alexa). Ainsi, on a des plans qui capture la rigidité de la géométrie avec une moitié de plan qui s’échoue sur un mur dès le deuxième plan, voire le premier, tandis que l’autre moitié du plan donne une vue très profonde de l’espace, comme deux plans qui n’ont rien à faire ensemble et qui se retrouve côte à côte grâce à la caméra grand format.
Et ainsi, mais je ne vais pas analyser chaque scène, Cuaron réussit parfaitement à transmettre le ressenti du personnage. Et la scène de nu du film est à cet égard essentiel ; cela est si inhabituel pour le spectateur de voir du nu en noir et blanc, qu’une fois de plus on se rattache immédiatement au ressenti du personnage. De plus, d’avoir la nudité masculine sans la nudité féminine est relativement rare au cinéma où c’est classiquement l’inverse et participe de la dimension féministe du film, pour le meilleur. Car l’amour (ou la gratitude) de Cuaron pour les femmes de son enfance est un des éléments les plus émouvants du film. Il y a aussi un travelling latéral à toute allure quand elle a sa journée pour elle qui transmet toute l’excitation et la joie de vivre du personnage.
Le film est ainsi très réussit dans sa capacité à nous plonger dans le quotidien de Cléo pendant une heure trente, à faire revivre le Mexique de 1970, à exprimer l’amitié profonde qui unit Cléo et la mère de famille ainsi que la distance qui les sépare. On pourrait s’arrêter là et se contenter de la justesse des observations de Cuaron, et de ce sentiment d’avoir pleinement vécu pendant quatre-vingt dix minutes au milieu de cette famille avec Cléo.
Mais arrive alors la dernière partie du film. Tout commence pendant une manifestation étudiante dans un magasin de landau, (comme un présage funeste, puisque le landau le plus célèbre (ou l’un des plus célèbres, je n’ai pas fait la liste) du septième art se trouve dans une scène de manifestants mitraillés par l’armée sur l’escalier d’Odessa(Potemkine, bien sûr)), tout commence quand de la fenêtre on voit la foule se faire mitraillé dans la rue. La scène est saisissante, Cuaron y a mis les moyens, sa direction des mouvements de foule impressionne. Et puis un manifestant entre dans le magasin la caméra va de le droite vers la gauche et … je ne veux pas spoiler, disons juste que quand elle revient vers la droite, j’ai été encore une fois estomaqué par la réalisation de Cuaron et sa façon d’introduire les personnages dans le champ (il me semble d’ailleurs de mémoire qu’on a le droit ici à un champ contre-champ, un des seuls du film, mais leur rareté fait leur puissance, en particulier ici). Si sa caméra est souvent peu mobile (malgré quelques travellings à cent à l’heure), il fait mieux que compenser par sa façon de peupler le cadre et de déplacer les personnages dans le cadre pour lui donner vie.
Et puis, ensuite, non je ne veux pas spoiler… Disons juste qu’ensuite on a une scène en plan fixe qui dure longtemps, bien assez pour nous faire pleurer, et puis une scène au bord de la mer où les vagues de cinquante centimètres deviennent soudain aussi terrifiantes et stressantes que celle d’un kilomètre de haut d’Interstellar, juste par la puissance de la mise en scène (ah ce panoramique vers la droite tandis qu’elle marche à travers les vagues combien je l’ai attendu !) et du montage sonore.
Le film s’inscrit directement parmi les grandes œuvres du cinéma, son titre appelle d’emblée la comparaison avec Rossellini et Fellini (c’est à leur côté qu’il se trouvera dans les dictionnaire du cinéma) et si le titre renvoie au nom d’un quartier de Mexico et non à la capitale italienne, on peut penser que le film n’aurait pas eu comme titre le nom du quartier si celui-ci ne s’était pas appelé d’un nom qui renvoyait immédiatement à la grande Histoire du cinéma. L’influence de Renoir et de la Règle du jeu est aussi notable (scène des bourgeois qui tire au pistolet et importance des rapports entre maitres et valets) même si le propos est très différent. Peut-être parce que c’est le Mexique et que c’est en noir et blanc, que les travelings n’en finissent plus, le film m’a aussi rappelé La soif du mal de Welles et pour ses panoramiques très lents et l’unité de sa mise en scène, Mort à Venise de Visconti.
Pourquoi 4,5 et non 5 ? C’est discutable et je changerai peut-être d’avis avec le temps ou en le revoyant, mais le fait de vouloir réunir des scènes de sa jeunesse qui l’ont marquées pousse Cuaron à ajouter des scènes peu utiles au récit comme l’incendie, quoique l’apparition des flammes au loin, dans ce noir et blanc, est splendide. Le problème du film, mais qui est bien plus que compensé par ses qualités, c’est que c’est un film sur les souvenirs d’enfance de Cuaron, mais qu’il fait le film sur quelqu’un d’autre que lui, ce qui fait que parfois il insiste dur ce dont il se souvient et parfois sur ce qui concerne Cléo. Dans l’ensemble il a trouvé l’équilibre, mais parfois on a l’impression que la scène est plus pour lui que pour Cléo.