Le film de Raoul Peck Je ne suis pas votre nègre, a rencontré un certain succès aux États-Unis et l’on ne peut qu’admirer l’engouement qu’il suscite tant il est exigeant. Exigeant parce que c’est un documentaire, exigeant car sa narration en voix-off est très littéraire : elle se compose en effet uniquement de textes de James Baldwin, dont la pensée construite et éclairante s’affirme dans un style élaboré, élégant. Il peut se révéler ardu de suivre cette pensée, qui plus est transmise par la voix étouffée de Joey Starr - Samuel L Jackson en Anglais -, tout en décryptant les sons, les inscriptions et surtout les images d’archives, qui superposent différents exemples du racisme de la société américaine, envers ses propres citoyens d’origine africaine, du 19e au 21e siècle : des lynchages dans les États du Sud aux violences policières qui ont engendré les émeutes de Los Angeles ou le mouvement « Black Lives Matter ». Raoul Peck démontre donc magistralement qu’il n’est pas vain de faire le pari de l’intelligence et que les spectateurs sont en mal d’une parole intellectuelle et philosophique aujourd’hui disparue des grands médias.
Il est sain, voire salutaire de nous plonger, ces jours-ci, dans la pensée d’un homme qui a finement observé la société américaine et ses écueils : l’extermination et la ségrégation, dès l’origine, puis la perpétuation d’une domination, adossée à un racisme construit et conforté notamment par l’image des afro-américains qu’a véhiculé le cinéma. Par parenthèse, de Naissance d’une nation à La Prisonnière du désert – ce dernier film recelant néanmoins une critique de la furie raciste du cow-boy – s’affirme la même terreur des Blancs d’imaginer la femme blanche violée par l’Indien ou le Noir, fantasme horrifique qui révèle le délire de la pureté de la race, mais qui est diamétralement opposé à la réalité historique du métissage aux États-Unis, qui advint, au contraire, des viols des esclaves noires par les maîtres blancs. Baldwin écrit, et il parle. Formé pour être prédicateur, il s’adresse, à la télévision comme dans des conférences universitaires, avec une froideur ou une rage contenue dont il sait jouer. Certaines de ses théories nous sont familières : déshumaniser l’autre c’est faire oublier que c’est la façon dont on traite ce prochain qui est inhumaine, et permettre que cela advienne – un invariant des sociétés racistes et des discours qui ont pu mener à des génocides. Pourtant, il ne faut cesser de le rappeler – oui, nous diabolisons les clandestins pour nous dédouaner de les exploiter à mort ! Le propos de Baldwin dépasse tellement son contexte que le prétexte du film : un projet de livre sur trois personnages emblématiques de la lutte contre les droits civiques des Afro-américains, Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King, tous trois assassinés, deviendrait presque secondaire. La lucidité de Balwin, son sens de la formule, parfois proche de l’aphorisme, sont vivifiants : « le Blanc est la métaphore du pouvoir » ; le nègre est une construction mentale du Blanc et en tant que telle, elle ne regarde que celui-ci, aussi l’auteur lâche-t-il : « je ne suis pas votre nègre ». D’autres observations, moins communes, font mouche : Baldwin remarque que les Blancs ne connaissent pas les Noirs, ni les ghettos où vivent ceux-ci, tandis que les Noirs connaissent intimement les Blancs. Enfin, autre écueil de l’Amérique – l’analyse est encore une fois éclairante sur le présent – Baldwin décrit l’échec de la sphère intime, le vide existentiel abyssal des vies privées des Américains, qui sont incapables d’être en prise avec leurs émotions, piégés par la sphère publique, la consommation, le divertissement. Pour résister, lisons, parlons, écoutons ; regardons Peck nous raconter Baldwin. zemovieblog.wordpress.com