Voilà un film qui dérange, qui nous alerte et laissera des traces. Les frères Dardenne ont toujours pour habitude de mettre leurs personnages face à des dilemmes insolubles. On se souvient de Rosetta et de Bruno (« L’Enfant ») qui décident de sacrifier respectivement leur unique ami et leur famille pour sortir de la précarité, du menuisier campé par Olivier Gourmet dans « Le fils » contraint d’accepter l’inacceptable au nom du professionnalisme ou de la jeune médecin généraliste de « La fille inconnue » obligée de mettre en danger sa propre sécurité physique afin de garder son sens de l’éthique. Pour la première fois, les frères Dardenne placent la religion au centre de leur film en mettant leur personnage principal face à un choix cornélien : préserver dans sa foi en un islam rigoriste et son aspiration à la pureté qu’il cultive depuis quelques mois auprès d’un imam radical ou revenir à une vie normale de jeune adolescent d’origine maghrébine, bien intégré à la société occidentale, comme sa mère le lui supplie et comme est sensé l’y aider son parcours en centre de rééducation. Ecouter son imam ou sa mère ? Apprendre les versets du Coran ou jouer à la Play Station ?
Tout au long du film, Ahmed veut faire croire qu’il souhaite retourner à sa vie d’avant. Mais au fond de lui se ranime la flamme de l’islamisme radical. Ses éducateurs n’y voient qu’un écran de fumée, aveuglés par ses subterfuges. C’est en cela que le film nous alerte. Car Ahmed, issu d’une famille mixte de la classe moyenne belge, est un garçon intelligent et volontaire : il a surmonté sa dyslexie étant enfant, il maitrise les développements et mises en facteur, il a la patience d’enseigner la langue française a un réfugié kurde… L’issue tragique de sa trajectoire nous interpelle encore davantage sur la profondeur de ce que peut être un endoctrinement religieux : l’islamisme radical ne peut-il être finalement vaincu que par la neutralisation physique des individus qui le cultivent ?
« Le jeune Ahmed » n’échappe pas à la règle que se sont fixée les frères Dardenne, à savoir coller au plus près de la réalité en filmant leurs personnages en gros plans, caméra à l’épaule, style qui se traduit ici par une alternance de scènes montrant à l’écran les principaux personnages dans leur vie quotidienne (l’imam dans son épicerie, l’élevage des bêtes à la ferme…) et de scènes qui renvoient directement au thème central du film dont certaines présentent un caractère répétitif pertinent (temps passés en ablutions minutieuses et en prières, souci de l’éducateur de respecter scrupuleusement les heures de prière d’Ahmed...). Cette obsession de ne filmer que la vie telle qu’elle est ne fait que renforcer ce sentiment de malaise immense à la sortie de la salle. La scène de la tentative de meurtre en est la meilleure illustration : après avoir suivi la préparation méticuleuse d’Ahmed, le spectateur s’immisce d’autant plus facilement dans la peau de la victime et tremble avec elle. Seraing, cette cité industrielle déclinante des bords de la Meuse, berceau des frères Dardenne, sert à nouveau de cadre au film. Comme dans chacune de leurs réalisations, la musique est absente et le dernier plan laisse le spectateur face à ses interrogations, charge à lui d’imaginer la suite. On notera toutefois que, pour la première fois, les deux réalisateurs tournent sans aucun de leurs trois acteurs belges de prédilection, i.e. Olivier Gourmet, Jérémie Renier et Fabrizio Rongione.
Si le style des frères Dardenne continue de nous séduire, « Le jeune Ahmed » semble parfois manquer de souffle. Ainsi, la chute finale du personnage principal n’est pas sans rappeler celle du « Gamin au vélo » : les frères Dardenne se trouveraient-ils en manque d’inspiration pour clôturer leurs films ? Son histoire d’amour avec la fille d’un agriculteur belge bien rangé ne semble pas crédible et fait plutôt office d’élément artificiel rajouté à l’intrigue, tout comme l’est la classe de soutien à des élèves exclusivement musulmans au début du film (la Belgique pratiquerait-elle le communautarisme ?). Autre élément déconcertant du film : la lumière. Que ce soit dans « Rosetta », « Un fils » ou « Le silence de Lorna », les frères Dardenne nous avaient habitués à accompagner l’atmosphère maussade de leurs films de tonalités grises. En choisissant de situer l’action du « jeune Ahmed » au mois de juillet, ils inondent le film d’une lumière estivale qui contraste lourdement avec la noirceur du thème central abordé et des sentiments du personnage principal.
Difficile toutefois de ne pas applaudir un film des frères Dardenne, eux qui ont su réinventer le cinéma en donnant une touche si réaliste à leurs films. Néanmoins les quelques défauts notés ci-dessus ne font pas du « Jeune Ahmed » une œuvre aussi maitrisée que ne l’étaient « Rosetta », « Un fils » ou « L’enfant ».