La Femme qui est partie a été inspiré par la nouvelle de Tolstoï "Une histoire vraie" qui montre à quel point, d'après les propres mots de Lav Diaz, "le cours de nos vies nous échappe". Avec ce nouveau film, le metteur en scène a voulu rendre compte du fait que l'absurdité et la fragilité de nos vies constituent le fondement de notre existence. Il confie :
"Si nous ne sommes pas extrêmement vigilants, les vicissitudes de nos vies nous envahissent au point de les rendre grotesques ou tragiques. Souvent, des forces extérieures s'imposent à nous, et nous nous y abandonnons sans essayer de les combattre, par peur ou par fatalisme. Nous préférons en ignorer les effets et finalement nos existences s'en trouvent bouleversées. Je pense au colonialisme au sens le plus large, aux catastrophes naturelles, à toutes ces choses dont nous sommes responsables. La vaine quête d'Horacia qui cherche son fils est juste une conséquence de cette réalité. Mais il y a tant d'interprétations possibles. Le cinéma est expérimental avant toute chose. Chacun peut s'y reconnaître, s'y projeter ou à l'inverse en rejeter le principe. Tout dépend de la place, du combat, du point de vue de chacun."
Lav Diaz est à la fois auteur du scénario, réalisateur, chef opérateur et monteur. "C'est un amalgame de forces contradictoires que je suis dans l'obligation d'assumer, et ce faisant, j'arrive parfois à plus d'harmonie, et parfois à plus de discorde. Par nécessité, et en me disciplinant, je parviens à créer un processus dans lequel je peux endosser l'un ou l'autre de ces rôles. Mais ce n'est jamais simple de se démultiplier. Je perds en perspective, car je ne peux pas me détacher de ce que je suis en train de faire. Donc, effectivement, je finis par argumenter avec moi-même, comme un fou", reconnaît-il.
Horacia veut se venger mais est, en même temps, capable de bonté. Lav Diaz explique comment ces deux sentiments opposés peuvent coexister au sein de ce même personnage : "Au-delà de cet instinct primal, sa soif de vengeance envers celui qui a provoqué l'injustice dont elle est victime, sauver son âme, est au cœur de son combat. Et toutes ces âmes perdues qui l'entourent influencent et renforcent cette lutte. La vengeance est un acte viscéral, qui entraîne des sentiments tels que la colère, la haine, la cruauté, le désespoir, la jalousie, et la dépression. Celui qui veut se venger les ressent tous. D'où l'ambivalence d'Horacia. Car par nature, c'est fondamentalement une bonne personne. Donc, même si la vengeance obscurcit son raisonnement, on peut espérer qu'elle finisse par retrouver ses esprits."
Lorsqu'il choisit ses décors, Lav Diaz a pour habitude de commencer par définir les lieux où vivent ses personnages et, petit à petit, le réalisateur explique que "ces lieux deviennent personnages". "L'endroit où l'on tourne doit être vivant, afin que des relations puissent s'y matérialiser. Un visage doit parvenir à une unité de temps et d'espace, une plénitude, un semblant de vérité, de réalité pour qu'ensuite les origines et la narration puissent s'imposer. Une fois que les personnages ont un socle géographique, une place, un visage, alors je peux me consacrer au cadre, aux mouvements et aux nuances. C'est comme un code génétique. Une fois que j'ai l'ADN de chacun, la narration peut emprunter plusieurs chemins, la trajectoire reste claire", confie-t-il.
Charo Santos-Concio, qui joue le personnage principal, n'avait pas tourné depuis dix-sept ans et lorsque Lav Diaz lui a demandé si elle désirait encore jouer, elle a répondu : "Volontiers, si je trouve un rôle qui me convient". Le metteur en scène poursuit :
"Je tente de trouver des acteurs qui soient justes par rapport aux rôles que je crée. Je peux mélanger professionnels et non-professionnels. Je suis très strict quant à mes dialogues. Les acteurs ont loisir de les retravailler tant que l'essence des mots n'est pas compromise et que cela n'altère pas la nature du personnage. Un changement dans le rythme, la forme d'une phrase, la syntaxe, la façon de parler peut facilement détruire la construction d'un personnage. La préparation du film varie en fonction des besoins des acteurs. Je leur donne le scénario, ils se préparent, et j'attends qu'ils soient prêts. Sur le plateau, je leur montre précisément le cadre, afin que chacun puisse travailler en ayant conscience de son espace de jeu, de son interaction avec les autres personnages, et de tous les éléments qui interviennent à l'intérieur du plan."
La Femme qui est partie se situe en 1997, année très riche en évènements où la Chine avait repris le contrôle de Hong Kong. Lav Diaz développe la question du choix de cette année comme cadre temporel de son film :
"C'est ce qu'on peut appeler une année iconique. Aux Philippines, c'était une période noire. Les kidnappings avaient atteint un niveau record. Nous étions devenus la capitale asiatique du kidnapping. La plupart des victimes étaient de riches Sino-Philippins. Il y avait un fort sentiment anti chinois car tout le monde croyait, à tort, que les Chinois contrôlaient l'économie du pays. Il régnait aux Philippines une xénophobie tenace. J'ai choisi cette période foisonnante et mémorable comme ancrage esthétique et base narrative, pour pouvoir modeler les origines et les actions de mes personnages en conséquence. Cela a aidé les acteurs à définir les émotions, les perspectives et les comportements de leurs personnages."