Fruit de 6 ans de développement, de financement indépendant et produit par Eminem, Joseph Kahn (réalisateur culte ayant plus de 30 ans dans le métier des clips, du Wu-Tang Clan à Taylor Swift en passant par Dr Dre, Shakira ou 50 Cent) revient avec "Bodied", mix improbable entre 8 Mile et Scott Pilgrim vs The World, ayant fait son bout de chemin pendant 1 an dans tous les festivals américains, en repartant avec l'Audience Award à Toronto notamment.
Sorte de film ultime sur le rap battle, on y suit Alex, étudiant blanc intello issu d'un milieu aisé et passionné de poésie, va se retrouver propulsé dans l'univers des battle à la suite d'une joute verbale dont il sort victorieux, au grand dam de sa copine féministe critiquant vivement ce milieu.
A travers les yeux de son personnage, Kahn nous invite à une réelle plongée dans un milieu qu'il connait très bien, et va nous interroger sur tous ses codes dans le climat actuel.
Très vite le spectateur est plongé (et pas avec le dos de la cuillère) dans toutes les polémiques qui entourent le rap game, que ce soit les insultes misogynes, raciales ou homophobes, le tout avec un regard corrosif, une énergie cruellement contagieuse et sans aucun ton moralisateur.
Confrontant sans cesse ses personnages (de toute origine ou classe sociale), Bodied ne tire jamais de conclusions et nous montre la puissance évocatrice des mots dans un genre musical à la grammaire précise et aux racines profondément dans une identité culturelle afro-américaine et masculine. L'absurdité qui y règne est abordée, notamment via des participants qui se créent leur propre personnage bien loin de la réalité pour se fiche sur la poire, avant de discuter comme des amis autour d'une pinte, victimes d'une image véhiculée qui peine à évoluer.
D'entrée de jeu, le film avertit son public de manière totalement méta de la "fuck you attitude" de son film : chaque battle de rap est un moment de bravoure unique, brillamment écrite et mise en scène avec un talent monstre (parfois même lorsqu'on s'y attend le moins), souvent dôtées d'excentricités visuelles (de la fumée qui sort des doigts pour imiter les coups de feu par exemple). Chaque interprète amène un style différent, les insultes et les rimes fusent comme des balles de fusée, et l'intensité va crescendo tout au long du film, jusqu'à un final ahurissant d'intensité, sans jamais avoir affaire à un récit balisé.
Joseph Kahn dissèque le rap en lui-même et la puissance des mots ainsi que de la liberté d'expression : Alex allant prendre de plus en plus confiance en lui en allant toujours plus loin dans l'attaque verbale, faisant considérablement évoluer son rapport aux autres.
Le casting est excellent, notamment l'acteur principal Callum Worthy complètement crédible dans ce rôle de "faux Eminem", Jackie Long, ou encore le reste de la distribution qui comporte même de vrais rappeurs (comme Dizazter ou Charlamagne Tha God).
Dépassant complètement le cadre du divertissement à travers son personnage voulant repousser les règles pré-établies, Bodied n'hésite pas à tacler les réseaux sociaux, les médias, l'appartenance culturelle et bon nombre d'autres thèmes, parfaitement implémentées, non sans un humour ravageur (le film est hilarant et totalement désinhibé) et une mise en scène ingénieuse, immersive, remettant toute l'esthétique du rap en perspective.
Bodied est un film punk et politiquement incorrect absolument ravageur, incroyablement jubilatoire et terriblement actuel, ne perdant jamais de vue son sujet, et dont on sort complètement galvanisé devant un tel manifeste avec autant d'audace.
Bravo, une tuerie