L’accueil mitigé qu’a suscité le dernier film de Roman Polanski ne laisse pas d’étonner. On a l’impression que les spectateurs et les critiques en règle générale ne comprennent plus grand-chose à ce qu’ils voient. Et encore moins l’univers du cinéaste, comme s’ils s'attendaient à un suspense torride avec des rebondissements extravagants qui leur mettent cul par-dessus tête. Évidemment, cela ne sera pas le cas. Il serait amusant en comparaison de constater ce que ces mêmes spectateurs ou critiques portent au pinacle. On serait sans doute fort surpris. Si D’après une histoire vraie (tiré du roman de Delphine de Vigan) n’atteint pas le niveau de The Ghost writer, il n’est pas un film mineur (ou un tout petit film) dans la filmographie du cinéaste. Ne serait-ce que dans l’élaboration de la mise en scène toujours remarquablement élégante et sensible. Roman Polanski se délecte à raconter cette histoire avec sa lenteur intrigante, creusant ses thèmes de prédilection. Essayons d’y voir plus clair et de défaire une vision superficielle du film.
Tout commence avec Delphine Dayrieux (Emmanuelle Seigner), une romancière à succès contrainte de se plier au rituel des signatures au Salon des livres. Les admirateurs sont nombreux, mais la romancière en a vite assez. Au grand dam de tous ceux qui n’ont pas encore obtenu leur dédicace,
Delphine décide de partir. Mais une femme, qui veut être appelée L., diminutif d’Elisabeth (Eva Green), retient son attention et dont on découvre rapidement qu’elle exige bien davantage qu’une signature. L. aussi se vante d’écrire, mais au bénéfice d’autrui : L. est « nègre », elle recueille des confidences de stars, d’hommes politiques et les arrange pour en faire des livres. Un ghost writer, un écrivain invisible. Entre les deux femmes ne tarde pas à prendre forme une relation ambiguë, étrange, comme si l’une entrait en possession de l’autre, s’immisçait dans sa vie, dans son intimité, pour la soumettre. Delphine traverse une période de fragilité, une panne d’inspiration, et semble être une proie facile. On la voit incapable d’écrire devant l’écran de l’ordinateur. De fait, le personnage joué par Eva Green peut en profiter indûment, d’autant plus, lorsque, à la suite d’une chute, Delphine se retrouve avec une jambe immobilisée. Delphine est-elle devenue totalement dépendante de celle qui s’est introduite dans sa vie ?
La mère de Delphine Dayrieux a été internée et s’est vraisemblablement suicidée. On apprend que le dernier roman de Delphine suscite des haines féroces, y compris de la part de sa famille. Elle est accusée par des lettres anonymes d’avoir vampirisé et utilisé à ses propres fins la « saga familiale ». Ses deux enfants (qu’on ne verra jamais) sont loin d’elle ou se sont éloignés de ce climat pénible et anxiogène. Delphine entretient une relation avec un homme, François (Vincent Perez), fort célébré (et donc jalousé) dans les médias comme critique littéraire. En panne d’inspiration, Delphine cherche donc un sujet pour son prochain roman, et elle trouve enfin la proie idéale : elle-même. Une scène traduit le problème : c’est celle où l’on voit comme dans un rêve ou un fantasme la mère de Delphine Dayrieux prendre l’ordinateur portable de sa fille et le jeter par la fenêtre dans un geste rageur. On le voit traverser les airs et venir se fracasser contre la fenêtre d’un immeuble où on avait vu auparavant L. faire signe à Delphine, venue étrangement habiter, comme dans un miroir, en face de chez la romancière. Le lien est créé, la transition. Après avoir pillé et dévoré la vie de sa mère, Delphine s’en prend maintenant à elle-même tout en l’ignorant.
Tout le film repose sur la rivalité mimétique de Delphine et d’L., double vampirique de la romancière que cette dernière s’inflige. Peu à peu, L. s’immisce dans la vie privée de Delphine, vient habiter chez elle, envoie à sa place des courriels à ses amis, prend son identité pour se rendre au lycée Balzac de Tours à sa place, s’habillant de la même façon avec l’aide de la romancière. L. parie même qu’elle pourrait confondre sa présence physique en face de ses connaissances. Fascination érotique et dévoratrice quand les deux femmes se regardent enlacées à l’anniversaire imaginaire d’ L. On remarque qu'elles ont les mêmes bottines, une même couleur de cheveux etc. Le visage expressif d’Eva Green avec ses grands yeux sévères est judicieusement choisi pour incarner le double autoritaire (avec sa voix grave) et persécuteur de Delphine Dayrieux. Cette dernière est jouée parfaitement par Emmanuelle Seigner en romancière rongée ou ravagée par son mal.
Delphine Dayrieux est en réalité schizophrène pour utiliser un mot facile, dans le déni permanent de soi si l’on veut, phénomène si contemporain. Roman Polanski poursuit le rapport ambigu et dérangeant que nous entretenons avec nous-même de nos jours. Le cinéaste inscrit son film dans la modernité informatique, notamment avec Facebook et les réseaux sociaux (« Sur les réseaux sociaux, on prend plus volontiers les calomnies que la vérité ! » dit L.) qui remplacent les foules lyncheuses d’antan. Public friand de la vie intime d’autrui par désintérêt de la sienne, et vorace tel un piranha pour s’en emparer d’une façon cannibalique, histoire de devenir connu, être star, mettre en avant son ego et son narcissisme dans un rapport torturé à lui-même. Tout simplement parce que ce public croit et d’une manière infantile, comme le film le dit, en tout ce qui est imprimé, s'instituant en juge de la vie des autres sans rien connaître des faits et de leur contexte. Polanski aurait pu d’ailleurs insister sur le côté boulimique et famélique de ce public qui se goinfre de ragots. D’après une histoire vraie emboîte ainsi un grand nombre de séquences qui déroule le thème de cette relation trouble entre l'image de soi et l’image que se font les autres de vous. L. y fait allusion à un moment dans le café : « Comment tu te vois et comment les autres te voient, ce sont deux choses différentes ! » Les réseaux sociaux certes, mais le rapport délirant entre notoriété et intimité, comme ces admirateurs que l’on voit au début et à la fin (il n’est pas anodin qu’une admiratrice fasse remarquer qu’elle s’appelle comme la romancière, Delphine, tout comme dans le roman l’héroïne a le même prénom que l'auteur), ou ces relations par téléphones portables qui imposent une liaison déconnectée entre soi et les autres.
On voit bien que Polanski reprend le thème du double (il ne put adapter le livre Le double de Dostoïevski et l’on songe ici à la nouvelle d’Edgar Poe, William Wilson) pour en donner une variation étonnante en matière de création artistique (critique de l'autofiction déguisée en fiction). On peut dire que cette œuvre n’est pas tendre avec le monde contemporain concernant cette relation trouble et virtuelle que nous entretenons avec notre être. Comme si nous avions un fantôme en nous, rôdant à notre insu, mais qui téléguide nos faits et nos gestes au point que nous pouvons les ignorer simplement ensuite par la parole. C’est bien ce problème actuel que détricote lucidement le cinéaste. Le titre D’après une histoire vraie met en abîme le jeu éternel de la fiction déguisée en réalité.
La tonalité paisible et troublante du film est indiquée par une scène où Delphine Dayrieux feuillette la nuit un des albums d’enfants, album qui présente des figures cartonnées de monstres destinées seulement à se faire peur par l’imagination, petit théâtre factice essentiel. Là est le point central à l’inverse des films horrifiques habituels ou à gros suspense racoleur. Polanski joue finement sur notre zone d’ombre sans appuyer sur tel ou tel effet, fidèle dans son évocation suggestive de ce que peut être réellement le « fantastique », non le surgissement de monstres réels et délirants, voire grotesques, mais celui du réel même dans son ambiguïté fondatrice. C'est là que le réel est déroutant et complexe, absurde comme chez Kafka, propre à nous jeter dans des impasses existentielles.
Il faudrait, pour bien faire, noter toutes les allusions et les détails concrets que le cinéaste ne cesse de poser tout au long de son film, et qui le situe au-dessus de la majorité des œuvres cinématographiques actuelles. Fruit d’une observation méticuleuse, vision propre aux artistes d’Europe centrale (Kundera) comme toute cette galerie de personnages secondaires croqués avec justesse et concrétude : la femme de France-Culture (sa voix si caractéristique) et son ingénieur du son qui veut ouvrir la fenêtre pour capter l’ambiance de la rue pendant l’entretien, la vieille femme qui aide Delphine Dayrieux quand celle-ci vient de tomber dans l’escalier, la documentaliste du lycée, les ouvriers à la fin qui découvrent le corps de la romancière, les différentes figures mondaines et littéraires… Voire les carnets de Delphine représentant en couverture des peintures de Hopper, peintre adoré de Polanski et évoquant la solitude, l'isolement...
La fin n’a rien de surprenant. Précisément. Elle est au contraire simple, mais diaboliquement troublante dans ses tenants et aboutissants. Delphine est sa propre persécutrice. Après avoir cannibalisé sa famille, elle se cannibalise elle-même pour être admirée et adulée tout en le niant au point où, dans son vertige existentiel, elle manque de s’empoisonner à la mort aux rats (par inadvertance ou non) en finissant pitoyablement dans un fossé au bord de la route sous la pluie. Elle ne pense qu’à elle, s’est engloutie physiquement dans sa propre image, se moque des autres, est fascinée narcissiquement par sa propre personne au point où elle ne peut que se dévorer.
Dans le roman de Delphine de Vigan, celle-ci écrit : « Je n’étais plus l’écrivain exsangue que L. portait à bout de bras depuis des mois, j’étais le vampire qui se nourrirait bientôt de son sang. » Il n’est pas hasardeux que Delphine trouve justement son inspiration quand L. se met à se confier, comme s’il lui fallait un double tout à la fois imaginaire et réel pour écrire, instituant une relation fort ambiguë entre l’auteur de fiction et la personnalité de l’auteur ancrée dans la vie. Témoin aussi cette autre phrase du roman qui évoque le personnage de Trelkovski dans Le Locataire de Roman Polanski : « Tu sais, ce qui m’intéresse, ai-je poursuivi, c’est de comprendre de quoi nous sommes constitués, fabriqués. Par quelle opération nous parvenons à assimiler certains événements, certains souvenirs, qui se mélangent à notre propre salive, se diffusent dans notre chair, quand d’autres restent comme des cailloux coupants au fond de nos chaussures. Comment déchiffrer les traces de l’enfant sur la peau des adultes que nous prétendons être devenus ? Qui peut lire ces tatouages invisibles ? Dans quelle langue sont-ils écrits ? Qui est capable de comprendre les cicatrices que nous avons appris à dissimuler ? » Roman Polanski indique à quel point, dans la vie ou dans la fiction, les rapports sont troubles entre ce que nous imaginons et ce que nous vivons réellement. Évidemment, le film, comme le roman, sont la matière même du récit, le titre D’après une histoire vraie étant l’œuvre même que compose Delphine à la toute fin. Fiction et vie sont irrémédiablement confondues. D’après une histoire vraie serait en quelque sorte une fausse autobiographie du cinéaste. Cercle sans fin.
Thématique tout à fait en phase avec les précédents films du cinéaste où les personnages suscitent autant qu’ils subissent l’influence des autres dans un rapport impossible à trancher entre victimes et coupables ou entre responsabilités et irresponsabilités. On peut reprocher au film un petit manque d’approfondissement à partir du moment où Delphine et L. sont toutes les deux dans la maison de campagne (la scène de la cave inexploitée). Reste un point obscur mineur dans le fait que Delphine, en béquilles, se retrouve dans cette maison, alors qu’elle ne peut conduire. Comment y est-elle allée ? Y est-elle restée quand François l’a amenée au tout début ? Pourtant, nous les voyons dans un café juste avant que François ne parte pour les États-Unis. Mystère…
D’après une histoire vraie est un film inactuel, heureusement inactuel, d’une lucidité sans faille, critique de notre monde moderne qui croit naïvement à une transparence avec soi. Évidemment, si le film se termine par là où il commence (le Salon des livres) comme dans la plupart des films de Roman Polanski, dessinant une figure de cercle, ce n’est pas un hasard. De même, ce dernier opus a quelque chose à voir avec l’enfermement de Carol dans Répulsion, la première œuvre de Roman Polanski. On laisse au soin du spectateur cultivé ou cinéphile d’en trouver la signification...