Dix ans après Los caminos de la memoria de José Luis Peñafuerte, neuf ans après le documentaire d' Isabel Coixet, Escuchando al juez Garzón, deux ans après Lesa Humanitat d' Héctor Fáver (Gaudi Award for Best Documentary 2017), la lutte contre l'impunité des crimes du franquisme trouve un nouveau souffle au cinéma avec le documentaire d' Almudena Carracedo et Robert Bahar, El silencio de otros. Le laborieux travail des prédécesseurs regroupait des archives, des témoignages, des demandes. Ils ont tous ouvert des portes et renforcé les avancements. Aujourd'hui, avec Le silence des autres, c'est un nouveau mur qui tombe pour toujours plus de communication sur le sujet. « Un film qui bouleverse l'Espagne » car au plus près des victimes, sans peur des larmes, des lois et des responsables. Un film produit par des cinéastes mondialement reconnus, les frères Almodóvar, un film largement diffusé en France par Sophie Dulac Distribution, un film qui peut.
Il parcourt le monde depuis plus de neuf mois, il a reçu plus de quinze prix dont le Goya au Meilleur documentaire par l'Académie du cinéma espagnol ce samedi 2 février. Douze semaines à l'affiche en Espagne, un DVD en vente. Il arrive dans les salles françaises, nous l'attendions, pour dire la vérité, demander justice, écrire l'histoire. Parce que la deuxième guerre mondiale a eu lieu, parce que nous sommes voisins, parce que nous voulons la paix, parce que nous sommes les fils d'émigrés, les petits-fils d'exilés, ici ou là. Pour en savoir plus, pour en savoir mieux, pour comprendre plus clairement. De la dictature franquiste à la pratique de la démocratie, depuis l'Argentine vers l'Espagne jusqu'aux commissions européennes des droits humains, pour l'universel, dans le temps et dans l'espace. Pour nous tous.
Filmer pour la justice
Les témoignages sont le fer de lance du documentaire qualifié de pédagogique à maintes reprises e tà juste titre. Le parti est pris, la caméra se situe du point de vue de ceux qui ont subi, de ceux qui n'ont pas été respectés dans leur dignité, des victimes du franquisme. Le documentaire se focalise sur des personnes qui nous permettent de comprendre dans le temps les enjeux de leur lutte, les causes et les conséquences. Nous suivons les vivants et les morts, la volonté et les traces. Les torturés, les enterrés, les mères des bébés volés. José Maria Galante, dit el Chato, est une figure qui nous est déjà familière. Il est l'un des fondateurs de l'association La Comuna (2011). Ancien prisonnier du franquisme, torturé à quatre reprises par Billy El Niño (Antonio González Pacheco), il est devenu l'un membre actif du déroulement judiciaire. Sa plainte et son témoignage représentent le début de tous ceux qui se sont mis en quête de la justice, et en aucun cas de la vengeance. Soledad Luque ne manque pas non plus à l'appel. Elle représente l'association des Mères des enfants volés de la dictature. Ils sont tous les chevaux de Troie qui nous permettent d'aborder et de suivre distinctement l'affaire, obstacle après obstacle, victoire après victoire.
L'une des singularités du documentaire est de proposer également des images des bourreaux, de leur immeuble, des rues de Madrid aux noms des généraux dictatoriaux, des morts, d'hier et d'aujourd'hui, de face, à la volée ou encore dans les salles du Palais de justice. Nous voyons comment certains pleurent en disant et comment d'autres se taisent en fuyant. L'on voit aussi le nouveau visage, après celui de Baltasar Garzón, qui mène de front les démarches judiciaires et diplomatiques : l'avocate argentine María Servini. Le cinéma d'Almudena et de Robert s'impose comme un cinéma du peuple, un outil chargé de futur (cf. La poesía es un arma cargada de futuro, Gabriel Celaya).
Aussi, les images réalistes et les images d'archives trouvent en l'ajout d'images poétiques un dosage adéquat des émotions assumées : le monument aux victimes de la Guerre Civile et du franquisme dans la vallée du Jerte du sculpteur Francisco Cedenilla est un élément évocateur puissant. Il s'agit de quatre figures humaines, un homme âgé, deux hommes jeunes et une femme, tous nus. Elles aussi portent les blessures de la période noire de l'Espagne : des traces de balles tirées en 2009 quelques jours après l'inauguration. Elles sont l'expression des impunités. Les plans panoramiques sur ce mirador apportent le souffle nécessaire au spectateur pour assumer la dureté des expériences déclarées par les témoins, mots qui ne sont, nous le répétons, pas encore autorisés à être entendus dans les tribunaux espagnols.
La justice contre l'oubli
Les réalisateurs sont toujours sur le terrain, elle à la caméra, lui au son. Elle, concernée par cette histoire qui fait partie de son pays natal et lui parce qu'il a la distance nécessaire pour apporter une dimension universelle au documentaire. Toute l'équipe du film est aussi internationale, et c'est aussi en cela que le film touche un public plus large. Six ans de tournage, 450h de rush, un an et demi de montage. Une volonté commune : permettre la justice pour plus de 120 000 disparus, pour les corps des 300 fosses communes déclarées, pour les 30 000 bébés volés recensés. Et par le cas de l'Espagne, soutenir tous les autres. Le film montre pour ne plus cacher, accompagne l'ouverture des fosses, identifie un corps qui représente tous les autres; il comprend aussi le décès d'un témoin et la reprise de son combat par sa fille parce que l'espoir est admis sans limite, parce que la mémoire est obstinée (cf. Patricio Guzmán, Chile, la memoria obstinada).
La relation avec les figures du film s'est déroulée dans le temps; la confiance et la complicité ont permis la confidence de leur témoignage après plus de quarante ans à chercher, ou à se taire. Le 14 octobre 1977, le congrès espagnol a voté la loi d'Amnistie. Le 2 juin 2018, Pedro Sánchez reprenait la lutte pour la mémoire historique. La mise à jour en 2019 est plus que nécessaire. L'Espagne a changé et ne peut avancer sans affronter ces fantômes, voilà ce qu'attendent les hommes et les femmes libres. Le documentaire ne lésine pas à les filmer au plus près car ils parlent, ils se montrent à visage découvert et disent leur souffrance. Certains penseront que l'empathie est quelque peu forcée mais elle permet la mobilisation et la divulgation.
Les plaintes déposées en Argentine et l'union des associations des victimes et des bébés volés forment les piliers de la demande judiciaire. Les plaignants ne sont plus seuls, leur traumatisme est partagé, ils sont entendus. Ce début de procédure a constitué le cri après le silence, la vérité après la torture, la justice universelle envisageable. Les pressions et blocages diplomatiques révélés aux côtés des victimes, par la juge argentine, sont aussi filmés. Tous les ingrédients pour inspirer confiance et espoir sont là : les demandeurs se manifestent de plus en plus au fil des ans, des scandales et des réussites. La visibilité offerte au thème est indéniable, elle lui sert. Le film est au service de la population d'avant la dictature, de pendant la dictature et d'après la dictature. Le film est là pour combler l'absence de procès, pour rappeler l'injuste pacte de l'oubli, pour la réconciliation. La problématique originale des réalisateurs était : « quelles sont les conséquences du pacte de l'oubli, en 40 ans de démocratie, pour les victimes vivantes du franquisme ? » Après le visionnage du film, les réponses seront claires, le besoin d'un jugement international encore et toujours plus soutenu, nous en sommes persuadés.
Le silence des autres, « un film au titre ouvert qui donne lieu au questionnement », rappelle l'urgence de la cause. Il est à l'aube d'une justice en route, toujours fragile au regard des récentes élections régionales en Espagne. Vu par plus de 25 000 spectateurs, il a fait salle comble lors de son avant-première à Paris (cf. Españolas en París), a été applaudi longtemps à Montpellier (Festival du cinéma méditerranéen, octobre 2018). Son affiche est largement diffusée et reconnaissable. Un Trending topic des plus importants du réseau Twitter. Quarante salles en France le programment. Un nouvel épisode de la Transition espagnole est en train de s'écrire. L'heure est enfin venue, l'outil pour faire appliquer les lois, pour que justice soit faite, pour qu'un pays progresse, pour que tous sachions mieux. Comme l'a rappelé Almudena Carracedo sur le tapis rouge qui précédait la remise des Goyas au micro des Rédacteurs : « Nous avons une responsabilité, nous ressentons cette responsabilité [...] L'heure est arrivée. Aidons à diffuser le film.»
Marie-Ange Sanchez