Une chambre en ville est un échec commercial signé Jacques Demy. C'est aussi un très grand film. Avec comme toujours chez Demy des décors, des couleurs, des mouvements de caméras, des acteurs, des dialogues merveilleux.
Le film semble engager un dialogue avec Les Parapluies de Cherbourg, dont il reprend le style. Il ne s'agit pas de comédies musicales: le passage clé dans les comédies musicales est celui du parlé au chanté, cela n'existe pas ici. Il n'y a pas non plus de chorégraphie, et le sujet diffère radicalement de celui de n'importe quel comédie musicale. Contrairement au Demoiselles de Rochefort, il est inutile de chercher ici l'influence de la comédie musicale américaine, de Donen, Minelli, Wise ou Cukor. La principale influence de Demy est probablement Quais des brumes et le réalisme poétique de Carné. Comme Prévert, Demy se permet tout dans les dialogues, et donne au cadre social de son film un réalisme effrayant et aussi un universalisme et une symbolique qui lui font dépasser son cadre de départ. Il s'agit à la fois très précisément des grèves de Nantes de 1955, et le soin de la reconstitution nous en convainc, mais il s'agit aussi de l'éternel lutte entre les patrons et les employés. De l'amour d'Edith et François mais aussi de toutes les passions qui donnent envie d'aller au bout de tout. De même que dans les Parapluies, l'Algérie c'était la guerre dont n'arrêtait pas de parler depuis dix ans et où 28 mois chacun, les jeunes français partaient mais aussi toutes les politiques que les gouvernements mettent en place et qui finissent par séparer les jeunes et amoureux.
Le film reprend les thématiques des Parapluies mais donne des conclusions différentes. En particulier, là où la société finissait par l'emporter, et où chacun restait dans sa classe social à faire de l'essence ou porter des fourrures,
l'amour est maintenant plus fort que le désir de se s'intégrer à la société, que le désir de vivre. Tout est dépeuplé, tout prend sens dans la mort. L'instinct de conservation disparait car il ne fait plus sens, ce qui fait sens c'est de poursuivre l'amour et la solidarité jusqu'au bout
. Le bon côté des choses c'est que la vie a un sens désormais, alors que la Geneviève des Parapluies se languissait dans un rapport entièrement superficiel au réel où on ne meurt d'amour qu'au cinéma. L'argent, la réussite social redonnait un sens à ce monde où les premiers amours n'avaient pas de sens.
[spoiler][spoiler]Le mauvais côté, c'est que le sens se trouve dans la mort.
[/spoiler]Au moins, Demy est il explicite sur le fait que les personnages trouvent un sens dans la mort. Tandis que chez Ophüls, le maitre à penser de Demy, cela restait ambigu.[/spoiler]
Comme chez Prévert et Carné, les personnages sont poétisés à l'extrême, ce sont des personnages échappés de la plume d'un poète. Une alcoolique qui passe ses journées à se languir dans son appartement, une jeune femme qui se promène nue, une violette rousse et qui porte des robes violettes, un amoureux jaloux et impuissant prêt à tout pour se faire aimer même à la violence. Et puis au milieu de cette étrange galerie, il y a François, un métallurgiste sans un sous qui de bat pour garder son emploi. Un révolté dans la lutte social, un passif en affection qui a peur de faire souffrir mais va se laisser emporter par la passion.
Car il ne s'agit en fait plus d'un film d'amour mais d'un film sur la passion, l'obsession. Les sentiments ont gagné en puissance ce qu'ils ont perdu en pureté. A l'image de leur première rencontre, l'aventure de François et Edith est d'abord charnel, tandis que Geneviève promettait de ne jamais oublier Guy avant même d'avoir perdu sa virginité. A la beauté de Deneuve succède la sensualité de Sanda, sensualité qui explose à plusieurs occasions où elle dévoile sa nudité. L'attraction des deux héros est d'abord physique avant de devenir une passion qui les consume totalement. On pense au dessin de Sempé où une vieille dame en plaint une autre de ne pas avoir connu d'amour qui ravage tout. C'est un amour où on se brûle. Une drogue, un besoin compulsif. C'est la rencontre de deux fuites loin des amours traditionnels: le mariage pour l'argent, et le mariage avec la jeune fille enceinte bref les deux mariages habituels des mélodrames. Les personnages fuient ces mariages et se rencontrent dans un amour opposé. Oubliés la candeur de Violette, et l'impuissance d'Edmond. Demy fait son oeuvre sur l'amour physique avec une décennie de retard. Les années 70 et la libération sexuelle sont passés. Ce n'est déjà plus dans l'air du temps. Tout comme les luttes sociales faut-il croire quand on regarde l'insuccès notoire du film.
La musique est radicalement différente de celle des Parapluies, beaucoup moins jazz. Plus de cordes aussi, il me semble. La musique et les voix chantés n'ont pas toujours la même partition. Le rythme de la musique et l'intonation des chanteurs colle toujours plus à la voix habituel avec juste cette petite différence que c'est chanté.
Les acteurs sont très bons: Darrieux nous livre plusieurs éclairs de génie: par exemple quand Sanda lui demande si elle sait ce qu'est la passion elle réplique d'un "tu parles" qui traduit mille émotions différentes. A commencer par la naissance d'un doute existentiel.
Une chambre en ville n'est toutefois pas pour moi aussi bien que les Parapluies (a fortiori que les Demoiselles, qui est pour moi le sommet de sa filmographie).
La fin est un peu trop abrupte et beaucoup moins complexe sur le plan émotionnel que celle des Parapluies, par soucis de catharsis
. Mais il s'agit de comparaison entre des chefs d’œuvre.