Continuant d'explorer la filmographie de Jacques Demy, je me plonge avec délice en ce début d'année dans le remarquable Une chambre en ville.
Le film est exceptionnel à plus d'un titre. Il constitue d'abord un des plus anciens projets de Demy (1963), qui faillit le réaliser en 1975 avec Deneuve et Depardieu. Il est ensuite, avec Lola, LE film de Demy sur sa ville, Nantes, qui en constitue le décors naturel. Il est enfin un nouveau pari complètement fou qui rappelle Les Parapluies de Cherbourg : complètement chanté, avec des couleurs absolument extraordinaires et une histoire digne des grands opéras.
On ne peut qu'être fasciné par l'audace de Demy qui met dans la bouche de Danièle Darrieux les phrases chantées "Tu me prends pour une conne" ou "J'emmerde les bourgeois", dans celle de Piccoli affublé de cheveux roux et d'un costume vert Babar "Tu es ma petite pute", dans celle de Dominique Sanda lui répondant "Salaud, ordure, SS" et dans celle de Richard Berry répliquant à la grande Darrieux "J'en ai rien à foutre".
Ce qui surprend, comme toujours chez Demy, c'est que le résultat de ces visions de coloriste, de metteur en scène et de musicien ne sont jamais mièvres, alors que chez n'importe qui d'autre, elle le seraient. Sûrement cela vient-il de ce mélange constant de trivialité / perversité / romantisme / sentiments que Demy distille dans ces films, associé à un montage très nerveux.
Dominique Sanda est nue sous sa robe, le spectre de l'inceste envahit Peau d'âne, les 2 héros s'ignorent dans une dernière scène terrible : rien n'est rose, le noir rôde.
En 1982, la sortie du film causa une sorte de bataille d'Hernani, 80 critiques de grands journaux se liguant pour se payer une tribune dans le Monde incitant les Français à aller voir le film : « Le film à voir aujourd'hui, c'est Une chambre en ville » (sous-entendu plutôt que L'As des As) et Belmondo y répondant avec une vindicte qui ne l'honore pas dans "Une lettre ouverte aux coupeurs de têtes".
Le film prête enfin à toute une interprétation sociologique (il se passe durant les grandes grèves ayant secoué les chantiers navals de Nantes en 1955) assez inhabituelle chez Demy : l'ouvrier, le "métallo" y est écrasé par le patron, mais en plus il est interdit d'amour (et de sexe) avec la bourgeoise.
Un film étonnant, ébouriffant, un coup de génie visionnaire, que tout le monde devrait avoir vu. D'autres critiques des films de Demy sur Christoblog : http://chris666.blogs.allocine.fr/