Une vie cachée s'ouvre sur une beauté contemplative un poil excessive durant laquelle la part belle sera faîte aux paysages, au bonheur d'un quotidien insouciant et isolé de la dureté du monde extérieur, aux relations idylliques et pures de cette famille parfaitement composée sur fond de voix-off aux paroles poétiques écrites de main de maître par un Terrence Malick au talent irréfutable, que ce soit pour la composition de ses plans ou la justesse littéraire de ses dialogues.
La vérité du moment, reproduction parfaite d'un réel auquel chacun aspire, tient autant de la réalisation touchante, humaine et chaude que du jeu de son duo d'acteurs absolument brillant, August Diehl et Valerie Pachner formant l'un des couples les plus attachants, vrais et déchirants vus sur grand écran depuis de nombreuses années. On se prend au jeu dès le départ, de sa première phrase à son dernier plan, tous deux d'une beauté sidérante, même lorsqu'on se rend compte en introduction que Malick, soucieux de mettre en valeur la beauté des panoramas autrichiens, use et abuse des compositions de paysages certes réussies, jolies et planantes mais répétitives et, d'une certaine manière, attendues.
Après cette première demi-heure aussi charmante que laborieuse, survient le véritable sujet du film : Franz Jägerstätter, héros purement moral au sein d'une période historique désastreuse, s'élève en réaction de l'arrivée du nazisme comme le Christ face au pouvoir répressif des romains. Un postier aperçu au détour d'une ballade, qu'on voit de plus en plus à mesure que le temps passe; trois soldats venus réclamer vivres et soutien pour l'effort de guerre, rejetés par un montage brutal et ciselé; une première incursion dans le domaine de la guerre, au camp d'entraînement, où l'on croirait que Franz, chargé de perforer des mannequins de paille à coups de baïonnette, va s'évanouir ou vomir : il n'en faudra pas plus pour le placer sur la seule voie qui lui semble destinée, la solitude d'un martyr transcendant sa propre condition d'homme.
Celui que l'on suivait au départ comme seul travailleur des champs, rapidement épaulé par sa femme, la quitte de nouveau après une heure et demi de quotidien sublime pour rencontrer le tournant de sa vie, l'engagement militaire forcé. C'est là que Malick décidera de passer du tout au tout en élevant ce fermier sans prétention au stade de figure héroïque qu'on pourrait idéaliser pour sa bonté morale, et l'infaillibilité de ses concepts humanistes.
La réflexion est à ce sujet suffisamment poussée pour désacraliser en même temps ce personnage principal que tout indique comme la nouvelle représentation du messie : de multiples fois, Malick fait appel au mépris de ses opposants pour glisser l'hypothèse somme toute intéressante son laquelle Franz, tout humain qu'il soit, fait moins preuve de courage par bonté d'âme que par simple question d'égo; l'idée de s'agenouiller devant un dirigeant autoritaire ne serait-elle pas impensable pour un homme de famille indépendant, totalement autonome, à ce point borné qu'il provoque lui-même les punitions qu'on lui inflige?
Il existe donc, dans Une vie cachée, une dualité comportementale qu'on retrouve autant chez nos personnages principaux (Franziska, femme de Franz, qui ne sait jamais où se situer moralement, si elle doit écouter les remontrances de sa soeur ou soutenir à 100% les choix de son mari, quitte à devenir la risée du village) ou de ce même village, premiers partisans d'Hitler qu'on croise au travers du maire, effrayants au départ, possédés par la montée des idées haineuses pour redevenir, sur la fin, plus humains, plus touchants, en un simple plan de réaction fasse à la magnifique conclusion de l'intrigue.
Malick détruit ici les attentes qu'on pouvait avoir du développement de ses personnages : là où l'on attendait forcément une histoire touchante, de fait romantique et tragique, il la change en appelle d'espoir divinement porté par ses multiples passages racontés à la voix-off jusqu'à cette fantastique idée d'en faire une partie épistolaire durant laquelle il nous partagera la détresse, l'amour infaillible de ses personnages, la tragédie forcée mais transcendantale à laquelle on se préparait depuis le début.
Le retour, à ce moment, d'un personnage secondaire entraperçu aux premiers pas dans l'armée, ajoute à l'oeuvre une fragilité toute belle au travers de danses improvisées, entre le grotesque et la mélancolie, au sein de cellules sales baignant dans une lumière solaire brûlante. On pense même à Charlie Chaplin, particulièrement à Charlot, alors que ce personnage touchant est la proie de sévices pour avoir voulu ramener un soupçon de gaieté, de légèreté dans un pays que son peuple ne reconnaît plus (pour ceux encore capables de réfléchir en dehors de la propagande parasitaire).
Le dialogue, rare, passe majoritairement par la mise en scène expressive et riche de Malick, ainsi qu'au travers des passages narrés par les multiples voix-off, en forme d'appel à l'aide mélancolique ou de preuve de soutien infaillible : dans Une vie cachée, les personnages se parlent de façon superposée, rarement en face à face : on rigole aux champs plus que ce qu'on y discute, à défaut de s'y faire insulter, crier, cracher dessus, tout autant que les prisonniers, forcés de se taire pour ne pas se faire réprimander, avancent en traînant derrière eux la peine du monde en adoptant le pas de zombies, repris de justice déshumanisés par la destruction progressive de notre principal point d'existence : le langage.
Ce fossé entre narration et dialogue, finalement très important, est mis en forme par la barrière de la langue : dans le monde personnel de Franz, on parle anglais; ses ennemis, hommes qu'il ne comprend pas, parlent entre eux allemand, autrichien. Quand ils entrent dans son monde, dans sa vie, l'anglais se fait plus courant; il faut, pour cela, qu'il les estime ou désire les combattre, qu'il humanise finalement des ennemis sadiques, mauvais, ou trop insensibles, à la limite de l'inhumain.
Au lieu de voir cela comme une façon simple de permettre au spectateur international de comprendre plus aisément son film, il paraît tout de même intéressant de se dire que la rencontre de ces deux langues disparates traduit justement la dualité profonde de l'oeuvre, qu'elle concerne le comportement paradoxal de ses personnages, tiraillés entre deux camps, l'absence de manichéisme de ses antagonistes, qui d'un côté nous présente une vie rêvée contemplatrice des paysages au travers de grands angles de caméra, et d'un autre celle d'une existence brimée par de petits décors de prison aux sévices terribles, sublimés par une photographie digne des plus belles toiles classiques, deuxième partie dure à voir qu'on pourrait considérer comme le miroir de sa première heure et demie : les arbres, remplacés par les immeubles, servent à l'effort de guerre; le travailleur, loin d'être fermier ou cultivateur, se tue à la guerre et range, aux abattoirs, les vies supprimées dans des dossiers classés, déshumanisant totalement une nation qu'on nous présentait verte, luxuriante en début de bobine, et qui n'est plus animée d'un côté que par la lueur faiblarde d'une bougie sur fond de notre père en cellule d'attente, et de l'autre par le teint blafard d'un ciel nuageux au moment d'un baiser d'adieux.
Parce qu'il ne reste, au final, que cela : l'amour véritable, qu'il soit conjugal ou amical, permet de faire de cette vie gâchée une existence cachée qu'on découvre avec une fascination inexplicable, et qu'on abandonne, en fin de bobine, avec le coeur lourd, l'esprit embrumé devant tant de sensibilité, d'humanité, de simplicité.