Une juge lisant froidement la déclaration d'un jeune enfant qui réclame le droit de vivre avec sa mère pour échapper à son père, divers documents suggérant des violences et des menaces impossibles à établir, des avocats débitant leurs arguments péremptoires vis-à-vis du camp adverse et, au milieu de ça, deux silhouettes silencieuses, le père et la mère, que la magistrate observe au milieu des questions d'usage pour chercher à déceler à travers un geste ou un regard quelque chose qui lui permettrait d'ôter tout doute sur le poids de sa décision à venir. Mais ce regard distancié de l'institution judiciaire sur lequel le premier film de Xavier Legrand s'ouvre est de toute manière faussé par avance, il lui manque une donnée majeure qui ne peut rendre qu'irrationnelle toute tentative de jugement définitif sur la situation. Lorsque la caméra quitte l'ambiance froide de ce bureau à la fin d'une audience qui n'a su aucunement levé l'ambiguïté de notre perception des deux parents (démontrant par là même l'absurdité d'un futur verdict), c'est pour mieux nous dévoiler les autres nombreux cas que l'on imagine similaires en attente d'un jugement dans les couloirs du palais de justice. La masse des procédures de garde d'enfant(s) tend sans doute à les rendre désormais uniformes aux yeux de ceux qui les prononcent mais le film de Xavier Legrand va nous rappeler que l'intimité d'un couple séparé sur la durée, d'une famille brisée où tous les signaux de détresse sont à leur plus haut niveau sans que personne ne s'y attarde, est cette donnée cruciale à laquelle la justice n'aura jamais accès pour avoir ce regard véritablement humain, équitable et simplement juste dans ses décisions qui devrait être motivée à la vue de chaque situation particulière...
Nul besoin de recourir à des flashbacks pour nous retranscrire le passé de ce qui fut une famille rongée par la violence, il est là, bel et bien omniprésent en permanence telle une chappe de plomb qui dicte aujourd'hui la conduite de chacun des deux anciens époux. On le devine sans cesse dans ces quelques semaines sur lesquelles s'étale "Jusqu'à la Garde" peu après la décision de la magistrate. Tout en saisissant le présent, Xavier Legrand le traduit comme une ombre derrière les regards et les dialogues de personnages qui ont conscience de vivre une situation dramatique sans savoir comment sans sortir hormis la fuite perpétuelle. Certes, le film lève assez rapidement le voile sur la direction d'où vient le danger mais il montre aussi que toute tentative de le guérir était vouée à l'échec par avance. L'engrenage de peur et de violence l'a tellement emporté sur absolument tous les autres sentiments ayant pu unir cette famille à un moment ou à un autre de leur existence qu'il ne peut y avoir qu'un chemin tragique à sens unique vers l'explosion comme issue.
Sous tension permanente, "Jusqu'à la Garde" nous ballotte tel le petit (et exceptionnel) Thomas Gioria dans cette guerre psychologique entre les deux parents pour ne jamais nous laisser indemne devant la montée en puissance des événements. Allant toujours à l'essentiel sans jamais sacrifier aucune des ramifications que lui offre ce formidable récit (le film est d'une densité incroyable tout en ne durant que 1h30), la maîtrise formelle impressionnante dont fait preuve Xavier Legrand (on le répète, ce n'est qu'un premier film, punaise !) est remarquablement secondée par l'intensité de ses deux comédiens principaux, Léa Drucker et Denis Ménochet, engagés dans un bras de fer parfait.
On taira évidemment la teneur de la dernière partie mais, à ce moment, l'explosion tant redoutée nous assène un tel uppercut qu'on en ressort sur les rotules, complètement hagard d'avoir enfin terminé cette virée dans cet ascenseur émotionnel qui n'a jamais cessé de gravir les étages de la tension dramatique.
Et puis, finalement, à notre plus grand désarroi, le film nous fait réaliser une chose qui nous met au même niveau pitoyable que le regard aveugle de la justice des débuts : à force de croiser un déferlement sans fin d'histoires de ce genre au détour de tous les canaux d'information possibles, nous aussi, nous en venons à les traiter avec la même indifférence devant la neutralité et l'uniformité de leur retranscription, sans imaginer un seul instant tous les destins brisés qu'elles ont pu entraîner, voire gangrener pendant des années, dans leur sillage. "Jusqu'à la Garde" nous rappelle sans concession cet état de fait et nous met face à nos propres contradictions en nous permettant de retrouver ce regard devant une oeuvre fictive que l'on avait peut-être laissé de côté dans la réalité.
"C'est fini !" répétera sans cesse un personnage dans les ultimes instants. Pour lui, oui, même si les séquelles seront dures à surmonter mais, pour beaucoup d'autres, ce ne sera jamais fini, ça recommencera et "Jusqu'à la Garde" refera inévitablement surface dans nos mémoires devant la triste réalité d'une situation similaire ainsi rapportée. Longtemps que le cinéma français n'avait pas enfanté un film susceptible d'autant secoué... Un chef-d'oeuvre ? Pas loin en tout cas.