Dès les 1ères images en noir et blanc de cette barque enveloppée de brouillard, qui semble flotter sur un tapis d’étoiles, nous sommes envoûtés. On retrouve ici, comme chez Tarkovski, une terre organique et humide: l’élément aqueux est omniprésent et offre à une nature souveraine d’incroyables couleurs (la mousse qui recouvre le sol de la forêt est d’un vert saisissant). L’attachement à la Terre Mère est au cœur de ce film qui s’inscrit pleinement dans la tradition d’un cinéma russe panthéiste, lent et poétique. Mais Klimov a sa propre griffe cinématographique, évidente dans sa façon de filmer frontalement les hommes, leur souffrance ou leur joie. Ici, cette manière atteint son apogée au cours d’une scène extraordinaire, celle de la fête de la fenaison, qui se transforme en fête païenne: la caméra danse sur les chants entonnés par la foule, les générations se mélangent et fusionnent, les jeunes femmes exaltent leur sensualité et, comme ivres de vie, tous les personnages se jettent dans le fleuve. Mais la fête sera courte car déjà, profitant de l’absence des villageois, les premières isbas sont incendiées. Plus rien ne doit rester de Matiora: le village sera inondé pour laisser place à un barrage qui fournira l’électricité à toute la région et assurera son développement économique. Les habitants doivent tous quitter le village qui les a vus grandir, pour venir se parquer dans d’immondes immeubles de béton où ils tenteront de perpétuer leur mode de vie. Quelques irréductibles refusent de quitter leur terre, d’y abandonner les tombes de leurs ancêtres, d’oublier leurs racines, bien trop profondes, comme celle de ce grand mélèze que les ouvriers ne parviendront jamais à renverser. Ils resteront là, dans la dernière maison, tandis que sonnera l’alarme de l’inondation, et que le chef du sovkhoze , venu les évacuer, et dont l’imposante stature symbolise la puissance de l’administration, recherchera en vain l’île disparue dans le brouillard… Magnifique.