Deux plans larges de l’île (Isola, en italien) entourent le film comme des parenthèses, l’un étant l’exact contraire de l’autre. On n’en dira pas plus sur la symbolique volontairement binaire de ce procédé, si ce n’est qu’il souligne le fait qu’Isola n’est ni plus ni moins qu’une fable moderne puissamment mythologique.
Enceinte de cinq mois, Daï attend le père de son enfant en errant sur ce bout de terre, coincée entre deux mondes : Afrique et Europe, passé et futur, rêve et réalité. Lentement, les repères vont se brouiller, et Daï, au diapason d’Isola, va laisser cette ambivalence accoucher d’un nouveau réel, à la fois beau et horrible, torturé et touché par la grâce, lumineux car nimbé d’ombres.
On ne quittera jamais cette jeune chinoise échouée, magnifiquement interprété par Yilin Yang, faisant corps (dans tous les sens du terme) avec ce personnage. Tout à la fois drôle et tragique, figure maternelle et guerrière, Yliin porte le film sur ses épaules et transcende un personnage impossible à l’écrit en une figure mythologique nouvelle.
Ce n’est pas pour rien que les personnages parlent différentes langues, ce n’est pas pour rien qu’ils ne se comprennent pas, et que leur incommunicabilité - d’abord perçue comme une fatalité - va en fait devenir le terreau indispensable à l’édification d’un nouveau réel, d’un futur possible, d’un noble sens. C’est en cela que le récit touche à l’universel : par cette condition et cette ouverture contrariée sur le monde, il est fait du bois dont sont fait les grands mythes.
Il y a une maîtrise fulgurante dans Isola : du sujet au déroulement du script, de l’interprétation à la mise en scène, de la lumière à la musique (magnifique, d’Olaf Hund), tout se répond et fait sens dans cet apparent chaos qui revêt déjà les atours d’un mythe en gestation. Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : le déni de Daï et son besoin de s’inventer une histoire renvoient à notre propre rapport à cette civilisation qui s’effondre sans bruit, à ce monde qui change dans la douleur, charriant ses lots de migrants et forçant les corps et les esprits à trouver leur place sur ce bout de Terre dénué de sens.
Avec une équipe réduite et des procédés esthétiques minimalistes (avec tous les défauts et approximations que cela implique), Fabianny Deschamps prouve s’il en était besoin qu’on peut faire du grand cinéma avec peu de moyens. La question de l’approche documentaire et des images volées des migrants rescapés est un faux débat; de tout temps le cinéma a su faire siennes de graves problématiques humaines, ce qui représente tout à la fois une opportunité et une nécessité. Ici, les migrants sont une fausse toile de fond, puisque le sujet apparent du film n’est pas là. Mais leur présence réelle qui semble seulement ponctuer le récit touche en réalité à la thématique essentielle d’Isola : nous sommes tous des migrants, Daï comme le spectateur. Nous sommes tous échoués sur une île coincée entre ombre et lumière, où le sens fait cruellement défaut.
Il y a une réalité que nous refusons de voir, tout comme Daï. Le déni ne nous sauvera pas, et les rêves dans lesquels on trouve refuge peuvent être à double tranchant. Ils sont un poison indispensable. En cela, le propos sous-jacent d’Isola est d’un pessimisme abrupt, et le futur n’a jamais paru aussi sombre. Peut-être la clé de l’espoir est détenue par Daï elle-même. Elle a cette folie et ce besoin crucial de chercher, de se raconter des histoires, de trouver du sens là où il semble ne pas y en avoir, et c’est ce mouvement perpétuel qui la fait tenir, avancer, tomber, puis se relever, et recommencer sans cesse. Le propre de l’humanité en somme.
Récit mythologique autant que fable onirique, Isola est un film-monde, qui s’inscrit dans le réel de son époque tout en touchant à l’universel. En cela, il y a fort à parier que le film traverse le temps sans prendre le risque de vieillir. Au contraire : on y verra dans le futur les graines qu’on a semées pour le construire.