Fear Drop.
Il est des silences particulièrement jubilatoires. Ceux d’une séance de cinéma où l’effroi serait si intense que les visages en perdraient de leur expression. N’entendre que des souffles coupés, des yeux apeurés et des âmes froissées. Un silence où les peurs deviennent immobiles, comme pour témoigner du corps à corps mental s’opérant entre le spectateur et sa perception de l’instant. Et lorsque quelques mots, quelques murmures osent faire affront à ce mutisme d’aversion, l’Horreur elle-même semble posséder les paroles de ses passives victimes : chaque balbutiement n’en devient que le témoignage d’un traumatisme à rebours, d’un choc tel que certains spectateurs en venaient à questionner la nature même de ce qu’ils voyaient. Car Ghostland est bâti sur le paradoxe de l’immersion : un malaise qui nous éviscère au fur et à mesure que les bleus et les contusions portés à l’écran se diffusent dans la paralysie de nos sensations, avant que cette inertie ne se perde dans la douleur de notre inaction. Comme un juste aboutissement à ce plaisir que prend Pascal Laugier à transformer son audience en des poupées que l’on malmène.
Et sous les lésions de ces corps mis à mal, subsiste une souffrance somme toute radicale. Puisque Ghostland se nourrit de son propre cauchemar pour insuffler à son public un état de terreur permanent. Une manière pour Laugier de nous ramener à l’essence même du cinéma horrifique : nous ériger en martyrs et effrayer jusqu’à en avoir l’horreur dans la peau. Une sorte de stimulation dans l’effroi des blessures, comme avait pu l’être le final éprouvant de Mother, là où Aronofsky poussait le traumatisme jusqu’à sa propre destruction. Puisque toute la force de Ghostland réside en sa capacité à s’approprier le calvaire de ses personnages.
Des corps et des âmes torturés jusqu’à en perdre l’émotion. Car au crescendo des visages cabossés, la violence se fait de plus en plus dérangeante. Des séquences où la sauvagerie se noierait presque dans la complaisance du passage à tabac. Seulement, de douleur et d’étouffement, il ne saurait être question d’amplifier les sévices sans une démarche justifiée : celle d’un réalisateur questionnant son public, des « voyeuristes assumés/ refoulés », sur les limites ou non de la violence fictive. Est-on prêt à accepter l’insupportable au motif de sa seule illusion ? Car toute malveillance à l’écran suppose une part d’acceptation. Comme le démontrait déjà Haneke dans son Funny Games et ses bourreaux jouant/ frappant avec les corps et la psychologie d’une famille à la manière d’une partie de Golf – mais Laugier n’aimerait sûrement pas la comparaison. Dans Ghostland, les œufs ne se cassent pas, ils s’écrasent jusqu’à ce que le jaune ne soit plus reconnaissable.
A l’image de ce déguisement qu’on leur revêt pour qu’elles deviennent la poupée qu’ils n’ont jamais eue. Et dans cette exploration du travestissement (tout aussi vicieux que dans le Calvaire de Fabrice Du Welz) et de l’objetisation tordue, Pascal Laugier transforme ces sœurs battues en des poupées de porcelaines fissurées. L’affiche nous le rappelle d’ailleurs admirablement. Echo d’autant plus fort au What Ever Happened to Baby Jane? de Robert Aldrich que de ces hurlements, Joan Crawford renaîtrait en la personne des sœurs, martyrisées par des Bette Davis obsédées par l’Image de l’enfance : à l’instar de cette scène de préparation physique, de grimage en Baby Jane où le jeu de poupée s’éloigne radicalement des passions enfantines. Aucune retenue, que de l’impudeur, ne serait-ce que pour ces « reniflements » scabreux. Un inconfort « moral » sur lequel insiste outrancièrement Laugier, et dont il est impossible de s’extirper. Un isolement, une captivité symbolisée par cette cave, ce lieu clos dont la seule sortie possible reste l’escalier qui, comme dans le film d’Aldrich, incarne paradoxalement la barrière à la fuite et en même temps la révélation du secret.
Mais une fois l’escalier franchi, au bout du supplice, que reste-t-il ? Des bosses et des coups à perte ? Une question qui ne cesse de traverser les plans de Pascal Laugier. Une certaine logique en définitive dans son parcours de cinéaste, constamment mis à l’épreuve du réel. Martyrs avait été pour lui l’occasion de nous convier à une sorte de partage de souffrance narcissique (celle d’un réalisateur frustré par la réception de son précédent et premier long métrage) allant au-delà des limites qu’une personne normalement constituée serait capable de supporter : des corps littéralement dépouillés de leur peau pour une douleur qui se ressent autant qu’elle se questionne. Une souffrance que Laugier manipule une nouvelle fois avec maîtrise et gourmandise, comme habité par cette passion, cette fièvre de cinéma qui caractérisait la liberté d’esprit des années 1970, époque à laquelle il revendique les influences de Peckinpah et du Grindhouse trash et insalubre. Car de l’influence et surtout de l’imaginaire, Ghostland s’y abreuve pour traverser la cruauté de moments à fantaisie inattendue.
Ghostland serait-il un film romantique ? Paradoxal, et pourtant. Sa monstruosité n’a vocation qu’à être noyée par l’imaginaire et sa figure créative. A l’image de cette maison, dont l’extérieur laisserait balader l’esprit dans les recoins d’un Massacre à la Tronçonneuse, avant que l’intérieur ne dévoile un véritable et fascinant cabinet des curiosités, là où l’approche organique des poupées pousserait à croire que cette bâtisse serait prête à nous dévorer. Rassurez-vous, point de Monster House chez Laugier. Juste des jeunes filles broyées par « l’humanité », ce passage entre les âges où l’innocence se viole et se perd dans un bain de sang. Des poupées oubliées à l’image de ces « doudous » que l’on affectionne, avant de délaisser. Comme une version brute et malsaine de L’esprit de la Ruche, et où les songes de l’enfance se retrouvent confrontés à l’horreur de la réalité.
Une thématique traversant la totalité des œuvres de Pascal Laugier jusqu’à présent : arracher l’innocence aux blessures de la réalité. Saint Ange portait en lui le poids de l’Histoire, du passé et des reliques, des souvenirs volontairement occultés, refoulés jusqu’au sous-sol de l’esprit. Jusqu’à ce que le miroir se brise, et dévoile ces dessins d’enfants contrastant avec l’atmosphère froide et clinique de leur perte d’innocence. The Secret donnait un cœur à cette enfance sacrifiée : celle d’une jeune fille se cachant dans le Silence pour échapper à sa réalité. Et toujours ce questionnement, ce dilemme où subsiste le doute : vivre l’horreur ou s’échapper dans son contraire ? Ghostland n’y apporte pas une réponse précise et y préfère le choix de la dualité.
Quitte parfois à faire baigner son explicite brutalité dans un onirisme proche de la transfiguration. Laugier s’amuse en effet à jouer sur les perceptions jusqu’à incruster le rêve dans le réel. Tout cela pour faire de son héroïne une écrivaine en devenir puisant dans les châtiments la substance nécessaire à son roman : au final, un personnage en train de s’inventer. Alors faut-il fuir dans l’imaginaire ? Tout déclic créatif se trouve dans un choc, un traumatisme. Qu’il s’agisse d’un cauchemar d’intérieur ou d’un écran illuminé par la passion, le cœur y trouve toujours une raison de battre. S’agiter pour un baiser à Casablanca ou pour une tête coupée au Texas : le mouvement est le même. Ici, la passion de l’écriture pousse l’héroïne à s’enfermer dans l’œil immobile du mentor. Pour un « Fantastique moderne » ? La création d’un univers ? Ou simplement la naissance d’une émotion…
Comme dans Haute Tension, l’Horreur de Ghostland est une question de point de vue, une réalité qu’on choisit ou non d’occulter. Puisque l’horreur fonctionne par le regard, et celui de Laugier est parfaitement aiguisé. Des couloirs sans issue aux espaces obscurs, Laugier exploite chaque coin de noirceur pour faire de son récit un survival en continuelle asphyxie. Un lieu où se débattent de merveilleuses actrices permettant à l’œuvre de produire l’effet escompté de terreur brute : Mylène Farmer, impeccable en figure maternelle ; Crystal Reed/ Emilia Jones et Anastasia Philipps/ Taylor Hickson, incroyables dans leur abandon psychologique face aux figures terrifiantes et ineffaçables des tortionnaires. Des héroïnes fortes, tabassées, cognées, et martyrisées mais à jamais debout même quand les ténèbres semblent effacer toute trace d’espoir.
Du home invasion aux peurs rejetées, sous l’attraction agressive de ce percutant calvaire d’enfants, Ghostland s’avère être un divertissement efficace, abouti et prenant. Néanmoins, la prévisibilité de son final vient ternir légèrement le tableau de ce peintre d’épouvante : là où l’horreur se stoppe dans un acte de perspectives, rien n’aurait dû y mettre un terme, quitte à relancer un cycle. Aux extrêmes que rapproche Laugier, tout se veut placer sous le signe du désordre ordonné : un chaos émotionnel où règnent l’esthétique de l’effroi et la fuite allégorique, celle de l’imaginaire et d’un réel à fictionner. Des monstres sur le seuil…
Critique à lire également sur Le Blog Du Cinéma