Des pavillons bien entretenus, des parterres fleuris, de jolies barrières blanches, un gentil pompier qui fait coucou de la main en passant dans la rue... Le prologue donne une image idéalisée de l'american way of life. Mais tellement idéalisée avec ses clichés appuyés, ses reflets brillants, ses ralentis, sa musique sirupeuse, que tout paraît faux. Pire, inquiétant. Quelques plans sur un robinet qui fuit et sur un tuyau d'arrosage qui se tord annoncent symboliquement l'attaque cérébrale qui va terrasser le retraité que l'on suit dans ses travaux domestiques. La caméra montre l'homme étendu sur la pelouse, son chien jouant avec le jet d'eau, puis plonge bizarrement dans l'herbe pour révéler un autre monde, souterrain, obscur, inconnu, où s'activent des insectes grouillants et vaguement effrayants...
Tout le film est résumé dans ce petit bijou de prologue. David Lynch (dont c'est le quatrième long-métrage, après Eraserhead, Elephant Man et Dune) n'aura de cesse, en développant son récit, de dérégler un quotidien bien huilé en introduisant des éléments de plus en plus bizarres, de gratter le beau vernis social pour montrer des horreurs cachées, bref, de faire jaillir les "monstres" de l'inconscient d'une Amérique "normale". Cela commence par la découverte d'une oreille coupée, prétexte à une investigation menée par un apprenti détective aux motivations troubles. "Je ne sais pas si tu es un détective ou un pervers", lui dit sa copine, gentille mais un peu cul-cul la praline. Elle incarne à elle seule le rêve américain dans toute sa naïveté. Naïf mais curieux, Jeffrey, lui, se laisse aller au voyeurisme pour découvrir "l'envers du décor" et se fait embarquer dans une histoire cauchemardesque pour laquelle il éprouve une fascination malsaine. Une histoire qui met en scène une vamp sadomaso, plus ou moins victime du chantage d'un gangster fou furieux, shooté à l'oxygène et fétichiste du velours bleu, qui a kidnappé son mari et son fils...
Sur un canevas finalement basique de film policier ou de thriller (avec enlèvement, chantage, enquêtes parallèles), David Lynch a brodé un film d'une grande étrangeté, déroutant mais fascinant, en nous mettant un peu dans la position du personnage principal. Le plus grand trouble que fait naître le récit vient probablement d'un mélange de tons incroyable. Ce vrai-faux polar joue sur la peur, voire l'épouvante, mais aussi sur un registre burlesque détourné (l'amant dans le placard, le cadavre qui tient debout), presque surréaliste. Les éclairs de violence absurde viennent rompre des séquences envoûtantes, portées par la superbe musique d'Angelo Badalamenti. Quelques notes mélodramatiques se font également entendre en conclusion de l'histoire de Dorothy. Et le tout est encadré, du début à la fin, par une belle ironie. "C'est un monde bien étrange", répète souvent le personnage interprété par Laura Dern, qui rêve de rouge-gorge et d'amour, et se demande "où est mon rêve ?" en constatant que tout n'est pas rose. Blue Velvet est un film infiniment caustique sur le rêve américain. Un film "sur l'innocence et la perversion, caractéristique de l'enfance", selon les termes du réalisateur. Paradoxe d'une jeune nation, saisi par un cinéaste génial.