Il semble pertinent de lire Blue Velvet par le prisme du teen movie, tant sa base dramatique partage avec ce genre particulier un certain nombre de points communs : « fascination pour la violence, expérimentations avec la sexualité, rejet de l’autorité adulte » (cf. Adrienne Boutang et Célia Sauvage, Les Teen Movies, p. 13). Notre personnage principal constitue d’ailleurs un ingénu, un jeune homme encore vierge de toute expérience et crédule dans sa conception de l’existence. Sa relation avec Sandy, la belle blonde aux robes à fleurs, sa bourgade aux palissades blanches et aux fleurs écloses, ses allées propres et encadrées par de la végétation luxuriante, tout cela participe à la construction d’un protagoniste pur. La trajectoire qui suivrait aussitôt le film serait celle d’un long apprentissage, dans la tradition des romans du XIXe siècle. Du ciel bleu aux fourmis noires, l’apprentissage serait alors celui du Mal présent dans la terre. Seulement, un autre mouvement de narration s’oppose à l’apprentissage : il s’agit de cette plongée dans l’oreille coupée, de prime abord en décomposition, qui finit par retrouver un propriétaire en la personne du jeune homme lui-même. Parcours d’initiation, parcours surtout de plongée dans la fiction qui, seule, s’avère capable de ramener à la vie ce qui semblait mort. David Lynch fait du rêve – « In Dreams » de Roy Orbison intervient à deux reprises – le territoire latent d’une individualité raccordée à l’humanité ; son œuvre devient l’occasion d’une descente en soi alors qu’il s’agit, en réalité, d’une prise de conscience du Mal sur Terre. D’abord du côté du thriller policier, la partition d’Angelo Badalamenti glisse peu à peu vers l’irréel et donne vie à des atmosphères cotonneuses, voluptueuses et sacrées (son thème « Mysteries Of Love » naît d’ailleurs devant une église dont on entend l’orgue). Blue Velvet se construit comme une entrée en religion jusqu’à l’orgasme, entendu dans son sens sexuel et surtout sacré (littéralement « sortie de soi ») où le garçon prend conscience du Mal qu’il peut donner et le confère à la femme qu’il désira si ardemment. Au père arrosant son jardin s’est substitué le fils, et le rouge-gorge évoqué près de l’église se pose sur la fenêtre du jeune couple. Il aura fallu, entre-temps, goûter au Mal et frapper sans adhérer à ses coups, dans la seule preuve que le l’obscurité réside en chacun, de même que le bizarre. Blue Velvet est un mystère sensible et artistique sur le mystère humain, un acte de foi dans les pouvoirs de la fiction et dans l’importance de savoir raconter des histoires, un chef-d’œuvre qui puise dans le Mal comme dans une source vive pour comprendre l’amour et la complexité des rapports de l’être au monde.