Trois intrigues en un film, dans lequel se bousculent aussi de nombreux personnages des précédents films de Desplechin, et où s’entrevoient encore de nombreuses références cinématographiques… Les Fantômes d’Ismaël est tout cela en même temps, alors que les intrigues, fortement délimitées, se succédaient dans Trois souvenirs de ma jeunesse, le précédent film du réalisateur.
Dès le générique, nous sommes plongés dans un univers résolument cinématographique, romanesque et énigmatique ; les plans se succèdent, portés par les violons emballés d’une bande-originale, signée Grégoire Hetzel, qui joue les films d’espionnage hitchcockiens. Le nom de Dédalus, personnage récurrent de la filmographie de Desplechin, est sur toutes les bouches, avant de s’incarner sous les traits de Louis Garrel, dans une séquence kafkaïenne mystérieuse et parodique. Cut. Tout ceci était un film dans le film. Ou peut-être seulement un rêve de film, pour l’heure. Des images inspirées par le frère absent de l’histoire à Ismaël Vuillard, « fabricant de films » : Mathieu Amalric, qui rentre à nouveau dans la peau du personnage né dans Rois et reine.
S’ouvre alors une nouvelle proposition narrative, très vite paroxystique, encore une fois. Cette séquence qui met en scène un vieil homme – Laszlo Szabo –, dévasté par la disparition de son enfant, dont il se passe des diapositives envahissant tout l’espace de son appartement, au milieu de la nuit, dans une dérive insomniaque, est poignante. Sur la rive du bout de la nuit, Ismaël retrouve Sylvia – Charlotte Gainsbourg – sujet du flash-back qui va suivre.
Les thèmes sont donnés, dans l’urgence et la rupture de tons, de niveaux de récit – que transpose malicieusement la musique – de références visuelles, et surtout, dans une très grande maîtrise d’écriture et de mise en scène. Alors pourra surgir, au centre du film, Carlotta – Marion Cotillard – apparition, revenante, corps-écran focalisant les projections, mise en abyme du cinéma empruntée au maître Hitchcock.
Personnage indécidable : « spectre, fantôme ou diable » ? femme de chair, d’os et de sueur, sans attaches et fragile ? Revenue du lointain, elle est le fantasme du passé d’Ismaël dont lui-même a eu tant de mal à faire le deuil et que sa nouvelle compagne redoute ; elle est le fantôme tel que le père-orphelin peut le secréter, avec effroi. Elle est aussi la réminiscence des amantes compliquées, voire torturées, du cinéma de Desplechin, incarnées jadis par Marianne Denicourt, Emmanuelle Devos, Jeanne Balibar. Elle est peut-être, maléfique, dame Wakasa, resurgie des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi. Elle est surtout, énigmatique, Madeleine de Vertigo d’Hitchcock, qu’elle cite par son prénom, son manteau blanc, son tableau…
Elle est enfin Marion Cotillard, l’actrice française et internationale, débutante dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), dont la plastique, le jeu et les rôles sont ici génialement utilisés. Le sourire agaçant, la mièvrerie de Cotillard, familiers pour le spectateur, sont soudain lestés d’une charge effroyablement inquiétante. Même et autre, principes de l’ « inquiétante étrangeté » freudienne. Elle serait alors, retour du refoulé, un des cauchemars d’Ismaël ? L’actrice ici est en tout cas sublime !
De la persona de la comédienne à Persona de Bergman, le face à face entre les deux personnages féminins, esquissé en quelques séquences, nous propulse dans un thriller dont l’intensité se double encore une fois du poids des références. Puis avec l’épilogue du personnage du père de Carlotta, le réalisateur retrouve les thématiques de la disparition, de la filiation et de la mémoire de ses tout premiers films, dans un espace hospitalier que la présence palpable de la mort rend presque fantastique.
Alors le film se brise et le romanesque ne tient pas ses promesses, pour la plus grande frustration du spectateur, qui se laisse cependant émouvoir par le burlesque d’un Amalric flamboyant dans sa composition d’un personnage excessif, guetté par les troubles psychiques, paralysé d’angoisses et téméraire à la fois. Submergé, sans doute, par le trop plein de potentialités cinématographiques que recèle le film dans lequel il vit, Ismaël fait une dépression nerveuse qui le ramène au Roubaix des origines. Abandonnant la maîtrise des précédents longs-métrages, Desplechin semble assumer scénaristiquement l’inachèvement, avant d’offrir une clôture dans laquelle Charlotte Gainsbourg, face caméra, est d’une émotion vibrante.
Autobiographique et romanesque, saga intime et protéiforme jouant de son propre désir de fiction comme de celui du spectateur, le cinéma de Desplechin ressasse sans cesser de se réinventer.
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