Est-il possible de formuler des réserves à l'encontre du cinéma d'Arnaud Desplechin, un cinéaste adulé de la critique et de la plupart des cinéphiles ? Soit, c'est un des réalisateurs les plus doués de sa génération et nul ne le conteste. Mais le dernier opus a quelque chose de fatigant dans cette volonté d'engranger le maximum de données afin de faire perdre au spectateur le fil de l'histoire, de l'embrouiller et de rendre inextricable ce qui était au début d'une simplicité inattendue. Ismaël est veuf - du moins le prétend-il. Il vit à présent avec Sylvia qui ne peut cependant lui faire oublier Carlotta, son épouse dont la disparition continue de perturber ses nuits et de susciter en lui les plus horribles cauchemars. Cinéaste, il est en plein tournage : une histoire d'espionnage tarabiscotée articulée autour d'un diplomate fantasque aux aventures chargées de rebondissements. Tout va donc à peu près bien - ou si l'on préfère le moins mal possible - quand soudain réapparaît Carlotta. Et là bouleversement, on le comprend. Du cauchemar permanent Ismaël va passer à la folie. C'est aussi là que l'on commence à décrocher. Car si la mise en abyme est un procédé classique qu'ont pratiqué les plus grands (depuis Jan Van Eyck dans "Les époux Arnolfini" - dont il sera question du reste dans le film - jusqu'à des écrivains et des cinéastes de notre temps), elle peut devenir lassante quand elle se multiplie et renvoie des reflets de reflets à n'en plus finir. On comprend à peu près le dessein de Desplechin : bâtir un film où s'entrelacent toutes ses angoisses, tous ses thèmes récurrents (la mort, les revenants, la folie, l'art saisi dans son extrême complexité), mais ce trop d'idées, ce trop de narration débridée, ce trop d'intelligence aussi amène le spectateur à subir une redoutable épreuve, celle de se sentir cruellement dépassé. On nous objectera que c'est là le dessein de tout art. Sans doute, et les divagations d'Ismaël dans son grenier sur la perspective en peinture et les liens à tisser - matériellement s'entend - entre la peinture flamande et la Renaissance italienne vont pleinement dans ce sens. Il n'empêche qu'une œuvre d'art, si géniale soit-elle, doit savoir s'imposer des limites - à moins de s'appeler Rabelais ou James Joyce. Mais Dedalus, le frère d'Ismaël, n'est-ce pas là le nom du double de Joyce précisément ? Et Bloom, le père de Carlotta, lui-même cinéaste traumatisé par la Shoah, ne porte-t-il pas le nom de l'antihéros d'"Ulysse", le chef-d’œuvre du même Joyce ? Dès lors, tout s'éclaire, ou plutôt se complique car ces maigres explications ne sauraient épuiser tout l'invraisemblable réseau de réminiscences culturelles - cinématographiques entre autres - qui peuple le film d'Arnaud Desplechin. On ressort donc épuisé de la projection de cette œuvre et surtout en proie à des questionnements infinis. Mission réussie pour Desplechin qui pratique comme personne l'art du labyrinthe. Un dernier mot pour saluer la performance des acteurs, tous aussi brillants les uns que les autres : Mathieu Amalric bien sûr, toujours à l'aise dans les rôles extrêmes, mais aussi Charlotte Gainsbourg d'une sublime délicatesse, Marion Cotillard qui impose son style "naturel" pour mieux nous prendre au piège de son énigme, Louis Garrel que l'on peine à reconnaître en ce Dédalus, métaphore par son nom même du labyrinthe où Desplechin nous emprisonne, et Hippolyte Girardot que l'on retrouve avec plaisir dans un rôle survolté et décalé.