On pourrait ne voir, dans ce portrait en vignettes d’un tueur en série, que le dernier coup d’éclat en date d’un provocateur vieillissant, toujours aussi ravi qu’on lui donne l’occasion de chier sur le Tapis Rouge de Cannes, tout comme on pouvait choisir de ne voir que cela dans ‘Nymphomaniac’, dont il reprend d’ailleurs le principe du dialogue encyclopédique en voix off qui commente a posteriori le déroulé des événements. Cette insolence, cette volonté de choquer le bourgeois, sont bien présents, c’est une certitude : un peu de misogynie - le timing est parfait - pour ce film où les femmes sont explicitement réduites au statut d’aimables connes et de victimes sacrificielles, et un peu de Full Frontal, avec des enfants abattus à bout portant sans une once de tentative de suggérer l’abominable, tout cela pendant que deux hommes, le tueur et son mystérieux guide, devisent du sens et de la finalité à donner à de tels actes, citant Dante, William Blake, Glenn Gould ou Albert Speer (sans doute pour le quota de nazis obligatoire) : un peu de poudre aux yeux intellectuelle, histoire de troubler ceux qui persistent à penser que violence et inculture vont de pair, alors que de toute évidence, le réalisateur souhaite continuer à être perçu comme un être infréquentable aux yeux de ceux qui ne voudraient pas voir au-delà des apparences...mais franchement, qui serait assez barré pour regarder un film Lars von Trier juste comme ça, par hasard, sans savoir à quoi s’attendre ou juste parce qu’il n’y a rien d’autre à la télé ? D’autant qu’il ne lui suffit pas que le film puisse être considéré comme révoltant ou intolérable par le néophyte, il faut aussi que le néophyte puisse en rire, et éprouver de la honte d’avoir ri : Von Trier atténue ainsi - ou exacerbe, ça dépend de quel côté on aborde la démarche- la violence intrinsèque à sa proposition d’un humour noir, très noir. Qu’il s’agisse du premier crime, où la victime jacasse, titille et provoque Jack jusqu’au moment où à bout, il la tue impulsivement d’un coup de cric, découvrant de la sorte son moi profond de psychopathe, de cette partie de pique-nique cruelle, malsaine et authentiquement dérangeante, ou plus simplement de la personnalité de Jack, assassiné dévoré par ses TOC, qui prend des risques inconsidérés en revenant sur la scène de crime parce qu’il croit avoir oublié de nettoyer une tache de sang ou d’éteindre une lumière, les raisons de sourire ou de rire aux éclats abondent. On s’en doute, la démarche n’est pas pour autant parodique, même si ‘The house that Jack built’ s’amuse à déconstruire la figure mythifiée du tueur en série en disséquant si soigneusement sa personnalité et ses méthodes qu’il lui ôte toute sa part de mystère. Il n’est de toute façon guère difficile de comprendre que tout cela n’est qu’un prétexte à une réflexion théorique sur l’Art, et plus spécifiquement l’impossibilité de le concilier avec la morale puisque l’acte créateur doit être, par définition, détaché de toute morale : Jack ne tue que parce qu’un Grand Dessein s’est peu à peu formé dans son esprit, et ses méthodes épousent ainsi différents processus artistiques : impulsion soudaine, reprise de travaux antérieurs, respect scrupuleux de règles précises...qui, tous, doivent relever du libre choix de l’artiste et non de la soumission aux normes imposées de l’extérieur par la norme. En d’autres termes, Von Trier a livré un film dont le contenu sert de justification à sa propre existence (et à celle du reste de sa filmographie). Ensuite, Il suffit de dire que Jack, c’est Lars von Trier, et que le meurtre, c’est son cinéma et l’ambition de bâtir une cathédrale immortelle tout en n’acceptant pas tout à fait le statut de paria que cela implique, et on se retrouve devant le plus fascinant égo-trip de la décennie. On peut être insensible à cet humour visqueux, choqué par la violence ignoble du film, indifférent à sa démarche métaphorique, déstabilisé par ce mélange toujours aussi bizarrement harmonieux entre préoccupations philosophiques, digressions prosaïques, étalage de Kültüre et visions élégiaques : Von Trier n’est peut-être pas le puissant penseur nietzchéen qu’il imagine être, ni l’empêcheur de tourner en rond ultime dans un monde qui s’emmerde tellement qu’il feint l’indignation à la moindre occasion, histoire de rester éveillé...mais son talent formel, sa volonté affichée de combler les trous de l’histoire du cinéma en tournant, selon ses propres dires, ce que personne n’a encore pensé à tourner et son statut de némésis numéro 1 des “woke” ne peuvent que me le rendre sympathique….et puis, aujourd’hui, quel cinéaste parvient encore à amuser, révulser, susciter la curiosité et jouer avec le spectateur avec autant de réussite simultanément ?