“Do you understand? It’s metaphorical” Honnêtement non, j'ai pas tout compris mais The Killing of a sacred Deer est une œuvre d'art puissante.
Regarder The Killing of a Sacred Deer c'est être perdu pendant deux heures, mais sans en perdre une minute. D'abord parce-que même déboussolé, cela ne m'a pas empêché d'apprécier la beauté ahurissante des plans et l'ambition de la réalisation. Ensuite parce que je l'ai d'abord vu comme un thriller et ai essayé de percer ce que je pensais être le plan machiavélique d'un gamin dérangé cherchant à venger son père. Mais j'avais tout faux, car quelques recherche Google plus tard, j'ai une interprétation qui me plait. La voici avec du spoiler en pagaille.
D'abord ce titre pompeux n'est pas anodin : c'est bien l'histoire d'un sacrifice destiné à compenser / rétablir un équilibre dont il est question ici. Ensuite comme pour The Lobster je crois que cette histoire ne se déroule pas dans notre réalité, il s'agit d'un monde dystopique, très proche du notre mais avec une différence essentielle : ici l'univers veille à conserver un équilibre et le mal est sanctionné par une force incoercible. C'est comme si la religion (complètement absente du film) qui nous promet que le bien et le mal s'équilibre dans l'au-delà appliquait ici son jugement et sa sentence sans que l'on puisse s'y opposer. Martin est un personnage ambigu avec des problèmes psychologiques évidents qui cherche à profiter de la situation mais à aucun moment il n'est en contrôle. Il n'est pas hypnotiseur, empoisonneur ou doté de pouvoir occulte : son rôle se limite à expliquer à Steven (et nous) les règles du monde. S'il était vraiment un manipulateur sain d'esprit pourquoi fini-t-il par se bouffer son propre bras ? Et souvenez vous surtout de la façon dont il détaille les 3 phases à Steven : paralysie, famine, larme de sang. Il n'invente pas, il ne menace pas, non c'est plutôt comme s'il rappelait à Steven des règles qui semblent évidentes. Et d'ailleurs que fait il en amont de la discussion ? Il lui offre un cadeau. Afin de rétablir un certain équilibre (ce qu'il énonce d'ailleurs distinctement). Cela me permet de poursuivre sur la nature de ce monde : il est transactionnel, tout se résume à "un donner pour un rendu ou plutôt "oeil pour oeil, dent pour dent".
Dans ce monde, le réalisateur caricature jusqu'à la nausée des personnages complètement aliénés par une vie ritualisée réduite à sa partie comptable et logistique : il faut promener le chien, mettre son casque en moto, se couper les cheveux. On est dans la performance (la fille au chant, le fils au piano) et surtout on parle... mais pour ne rien dire. Les conversations sont artificielles et insignifiantes : les frites, la montre et son bracelet ou au contraire dévoilent le très intime "our daughter started menstruating last week" mais tout est dit et reçu de la même façon : comme des robots. Les dialogues débités traduisent la névrose du vide existentiel qui traverse les personnages, figurants de leur propre vie.
Il n'y a plus d'humain, d'émotion, de vie. Notre famille parfaite de bourgeois, épitome de l'american dream semble tout avoir pour être heureuse mais les liens les unissant sont factices ("we all have lovely hair") et ils n'ont aucune empathie l'un pour l'autre : Le père manipule son fils paralysé comme un pantin, la mère annonce à sa sœur que son frère est à l'hôpital. Pourquoi ? Comment ? Est-ce grave ? elle n'en saura rien pas plus qu'elle ne s'en émouvra, par contre sa mère lui rappelle une chose : elle va devoir arroser les plantes. Quelques scènes plus tard : "Can I have your MP3 player when you're dead? Please. Please. Please."
Je ne me souviens pas d'un film dans lequel il est à ce point impossible de s'identifier aux personnages, on nous refuse ce vecteur émotionnel.
La réalisation elle-même accentue cette déshumanisation par l'utilisation de grands angles. Notre regard est celle d'une présence extérieure qui surveille d'en haut ces personnages (voir de très haut à l'hôpital) ou les traque quelques mètres derrière eux.
Lanthimos pousse également les marqueurs de classe jusqu'à l'absurde : les enfants sont trop bien élevés, excessivement courtois et on leur demande de se tenir droit (jusqu'à ce qu'ils perdent leurs jambes). Les parents donnent des ordres à tout le monde y compris à leurs collègues ou leurs amis (Drink that cocktail you've ordered. Get yourself home.). Lanthimos s'amuse également continuellement avec les symboles, son film sur des humains sans cœur, il l'ouvre avec un gros plan sur ce même organe qui pulse avant d'enchainer avec une conversation sur les montres dont le tic tac renvoi à ses battements. Un mot sur les corps : vous voulez du subversif ? Imaginez des gamins qui rampent au sol, un père qui enfourne un donuts dans la bouche de son fils ou Anna qui attend comme morte que son mari lui fasse l'amour après avoir lancé "general anesthetic ?" Quelqu'un a dit nécrophilie ? Kidman est d'ailleurs parfaite dans ce rôle froide et hautaine mais la prestation ambigüe de Keoghan touche au génie.
Dans la dernière partie du film, toute la famille a compris les règles du jeu (pas moi j'étais vraiment paumé). Il faudra un mort dans la famille de Steven pour "compenser" la mort du père de Martin. Steven va à l'école demander au proviseur lequel de ses enfants il doit sauver "If you had to choose between them, which would say is the best?". Femme, fils et fille vont quand à eux tenter de sauver leur peau sans scrupule : la fille manque sa tentative d'évasion et une fois ramenée à la maison prétend qu'elle veut être sacrifiée dans un jeu de dupe qui vise à justement montrer qu'elle est trop bonne pour l'être. Le fils est encore plus explicite : il se coupe les cheveux, affirme vouloir devenir chirurgien pour épouser les ambitions de papa et fini même par proposer d'arroser les plantes (alors qu'il est paralysé). [Aparté plus j'y repense, plus ce film aurait pu être drôle : - Not even the kids. - Poor kids ou bien : "I won't let you leave until you've tried my tart.]. Pour Anna c'est encore pire : Martin tente d'abord de la remplacer par sa mère mais cela échoue. Et là où on s'attend à ce qu'une mère se sacrifie pour son enfant elle oppose le raisonnement suivant : tuons un de nos chiard car nous pourrons en faire un autre! Là encore un comportement à la fois logique, comptable et complètement dénué d'émotion. Et Steven ? L'idée de se sacrifier ne lui vient même pas à l'idée. La fin du film consacre donc ce que l'on pressentait depuis le départ : cette tragédie va mal finir. Il n'y aura pas de happy end, notre héro ne va pas résoudre la situation qui lui est opposée. Il n'y aura pas de justice non plus, et pas de moral puisque Steven va finir d'exploser les codes en assassinant son enfant en s'en remettant au hasard (aux dieux). Il ne fera jamais le choix auquel on tente de le contraindre (ce qui pourrait expliquer la dernière scène ?). Les dieux choisissent en tout cas de priver le père du fils comme il a privé le fils de son père. Quel drôle de film tout de même, The Killing fonctionne à l'inverse des codes du cinéma habituellement si moral, si pourvoyeur de justice. Pas de méchants qui perdent ici, juste un héros vaincu et une Anna dont on attend tout le film qu'elle tombe malade... mais ne le fait pas. Au final un grand Oui pour cet ovni dont on ne sait pas où il va après 30min et dont on ne comprend pas par où il est passé après l'avoir visionné. Un film qui reste en mémoire longtemps.