L’affiche qui en savait trop…Ebbing - Missouri. Trois pancartes aux allures de totems rompent l’horizontalité du relief de la clairière. Un effet en trompe l’œil dans ce décor verdâtre accru par ce rouge vif augurant du ton de l’intrigue, celui du drame formel. Une habile instrumentalisation par l’interrogation qui permet à Martin McDonagh de prendre rapidement le contrôle de nos émotions, pour dérouler le fil d’un récit aux touches résolument naturalistes.
« RAPED WHILE DYING » (« VIOLÉE PENDANT SON AGONIE »)
Cette inscription d’une insolence brutalité délivre un message sans nuance avec lequel Mildred Hayes (Frances McDormand) veut rappeler à l’opinion publique ce macabre fait divers. Celui de la mort de sa fille dans d’atroces circonstances mais sur lesquelles le réalisateur ne va pas s’appesantir, prenant soin de ne jamais trop en délivrer de détails. Le poids des mots suffira à remplacer le choc des images, un procédé d’abstraction indispensable pour ne pas forcer sur le pathos, et ainsi de nous recentrer sur la forte caractérisation des personnages.
« AND STILL NO ARRESTS » (« TOUJOURS AUCUNE ARRESTATION »)
Ce deuxième message, tout aussi cinglant, cristallise parfaitement les maux dont souffre ce coin des states, aux lisières du Mississipi. Un lieu presque hors du temps, tant il semble difficile de dater avec exactitude le récit entre la carrosserie oxydée d’une Oldsmobile et autres vielles guimbardes, ces bars cheap avec vitraux, boiserie vermoulue et cuir vieilli, sa galerie de ploucs nippés comme des épouvantails a moineaux, l’alcool aussi familier que le juron, ces rares portables a clapets au milieu de téléphones en bakélite, le flingue qu’on dégaine facile…
Une région ou la bouse culture est de rigueur, au point que les embruns les plus malodorants viennent embaumer l’atmosphère quand McDonagh abat crûment la carte du redneck, lourd héritage de l’état voisin, ancienne capitale confédérée et berceau de l’esclavagisme américain. Les clichés liés à sa mythologie affluent avec l’homophobie, le racisme, la pédophilie (suggéré avec le prêtre…), l’alcoolisme, le mâle dominant, les passages à tabac…et cette fameuse loi du silence. Celle qui fait d’un meurtre un simple fait divers, d’un crime une éclaboussure ordinaire dans le bourbier, cette fange poisseuse dans laquelle les « cow-boys » de l’autorité locale n’ont pas envie de voir s’empêtrer les pompes vernies de l’élite citadine. Ici on a plutôt l’habitude de laver le linge sale en famille, ou de le laisser moisir au fond de la corbeille lorsque les taches sont trop tenaces. C’est ce « laxisme » qui va provoquer la réaction de Mildred qui a envie que les choses bougent, qu’elles changent, que la justice fasse vraiment son boulot, pour la mémoire de sa fille.
« HOW COME, CHIEF WILLOUGHBY? » (« POURQUOI, CHEF WILLOUGHBY ? »)
C’est la question que cette mère meurtrie dans sa chair pose avec ce troisième panneau au sheriff de la ville (Woody Harrelson), un flic qui « fait le boulot », avec tout ce que le laxisme local suppose. Mais un bon flic, en plus d’un bon mari et d’un bon père de famille.
Il prendra à cœur cet appel déchirant, comme une espèce de quête initiatique vers la rédemption, lui-même se trouvant atteint par un mal incurable. Ce cancer qui le ronge
sonnant comme une lourde métaphore de l’inaltérable déliquescence de cette « poubelle étasunienne », ou chacun en arrive à se poser la même question : « pourquoi ? ». Pourquoi tant de haine, de frustration, de refoulement, d’idiocratie ? Comme l'officier Jason Dixon (Sam Rockwell), prototype du plouc ignare, stupide, benêt, abreuvant son inculture de grandes rasades de whiskies et de planches de bande dessinée,
les seules choses qu’il emportera le jour de son éviction de la police par un nouveau chef….noir !
« Les choses changent maman » s’exclame-t-il à sa daronne.
Oui… les choses changent …mais les ruines du passé sont encore aussi brûlantes que les cadres des trois panneaux enflammés. Trois, comme les K du tristement célèbre clan du Mississippi voisin, rougissant au cœur des ténèbres dans un plan spectral. Une vision crépusculaire proche d’une plage hallucinée…mais qui n’en est pas une.
Car tout ceci n’est pas un rêve. Ni un cauchemar. C’est la juste réalité qui nous est contée en toute simplicité sous les atours d’un whodunit classique, couvrant en fait une profonde crise existentielle, celle du fond de cuve de l'explosion des 70’s, ce reliquat de la grande crise pétrolière, ces scares du conflit Vietnamien, ces stigmates du Watergate…la fin de L'American way of life.
L’ensemble est souvent contemplatif, porté par une mise en scène pointilleuse et efficace, sans sur stylisation susceptible de frôler une caricature qui aurait desservi le discours. On rit volontiers, mais de la bêtise humaine jamais de sales blagues.
L’interprétation est formidable de justesse, portée par ce casting de « gueules » avec en tête une extraordinaire Frances Mc Dormand, dans un rôle ou elle développe le négatif de celui qu’elle incarnait dans «Mississippi Burning» (1988). Toujours aussi plouc, mais très déterminée et insoumise, sous le flegme très « Fargo » d'une Marge dés iconisée.
Woody Harrelson est d’une incroyable épaisseur, dans un répertoire bi-céphale entre mâle Alpha et homme de cœur,
l’occasion de livrer en off une des plus déchirantes lettre d’amour que le cinéma nous ait offert depuis des lustres
.... Cette trogne Game of thronesque de Peter Dinklage est attendrissante de sensiblerie. Quand à Sam Rockwell il est le stéréotype du parfait redneck, caution comique involontaire du film. Mais il est surtout le point d’interrogation de la troisième phrase, dont il partage la même « non réponse » avec Mc Dormand. On rit, on s'émeut, comme ces deux points de suspension assis dans ce pick-up dans cette recherche de vérité(s) , lancés sur la route du doute, égarés dans ce coin désolé des États-Unis, quelque part entre loose-loose et win-win.
Magistral drame automnal!