Adepte des films coup-de-poing et des sujets qui fâchent (mais pas suffisamment pour faire fuir les bailleurs de fonds) Kathryn Bigelow récidive sans complexe avec ‘Detroit’. La première demi-heure du film est clairement ce qu’il y a de mieux à en tirer : les émeutes raciales de juillet 1967 à Detroit, comme si vous étiez. Caméra à l’épaule, dans un style nerveux à la Paul Greengrass, Bigelow multiplie les approches sur le vif, les instantanés sur des micro-événements concordants afin d’établir un climat d’ensemble, qui fait parfaitement ressortir la tension larvée qui régnait entre la population noire et les forces de police majoritairement blanches dans cette métropole jusque là considérée comme un modèle de cohabitation harmonieuse entre les communautés, de sorte qu’il suffira d’une simple perquisition dans un bar clandestin pour mettre le feu aux poudres et plonger la ville dans une orgie de destructions et de pillages durant plusieurs jours. Revenu à un format plus didactique et mémoriel, ‘Detroit’ se concentre ensuite sur les faits précis qui se déroulèrent à l’Algiers motel, où des membres de la police et de la garde nationale passèrent leur nerfs sur une dizaine de jeunes noirs et sur deux blanches, allant jusqu’à tuer trois d’entre eux au cours de leurs tentatives de leur faire avouer une possession d’arme qui n’existait pas, et se termine sur les conséquences judiciaires, ou plutôt l’absence de conséquences judiciaires, de ce triple lynchage commis par les forces de l’ordre. Bigelow a conscience de marcher sur des oeufs : il lui fut reproché - par des journalistes blancs, ceci dit ! - de ne pas avoir la “bonne couleur� pour évoquer ce pan de l’histoire afro-américaine. Tout en évitant toute lecture trop binaire de l’événement (tous les flics ne sont pas des pourris, tous les Noirs ne sont pas des victimes) la réalisatrice fait ce qu’elle peut pour montrer que ce fait divers n’avait rien d’une bavure isolée mais était la conséquence logique d’un système où la ségrégation raciale était d’autant plus exacerbée qu’elle était tue et officiellement inexistante. Visuellement, Bigelow étire le martyr du groupe de suspects, interrogés, frappés, soumis à des jeux pervers dans le but de leur faire avouer des crimes qu’ils n’ont pas commis jusqu’à la limite du soutenable mais pas au-delà : il s’agit avant tout de faire ressentir au spectateur l’impuissance de ces jeunes gens, de simples musiciens qui rentraient chez eux, face à l’arbitraire de policiers motivés par bien autre chose que de faire respecter la loi, comme on le découvre grâce à un travail de caractérisation progressif des personnages mené à la perfection, et dont ressort la figure passionnante de Melvin Dismukes, vigile noir coincé entre ses obligations professionnelles et sa juste analyse des excès auxquels se livre la police, que son impossibilité à choisir un camp conduira à être rejeté par les deux camps. Bien entendu, autant on est impressionné par la reconstitution fiévreuse d’une atmosphère de guérilla urbaine, autant on se retrouve quand même ici dans un schéma plus prévisible qui, à l’instar de ‘12 years a slave’ ou même ‘La liste de Schindler’ peut poser la question de la représentation graphique de la violence en guise d’électrochoc. Reste que si, passé la première demi-heure, le film cesse d’être un reportage de guerre, se pose et s’inscrit dans la tradition, version âpre tout de même, de classicisme mémoriel du cinéma américain, avec sa sortie involontairement calée entre l’émergence du mouvement ‘Black lives matter’ et l’élection à la présidence d’un homme qui aurait tendance à encourager des comportements identiques à ceux dénoncés dans le film, ‘Detroit’ n’aurait pas pu sortir à un meilleur moment...