En dépit de quelques films très moyens, il faut se résoudre à l’évidence : il ne faut pas sous-estimer la réalisatrice Kathryn Bigelow. Car elle est capable de signer quelques pépites. En témoignent le désormais culte "Point break : extrême limite" (1991), le controversé et néanmoins multi-oscarisé "Démineurs", et son autre objet de récompenses à savoir "Zero dark thirty". Cette fois, elle s’arrête sur les émeutes de Détroit, plus connues localement sous le nom d’« émeute de la 12ème rue », l’une des plus importantes de l'histoire des Etat-Unis. Elles durèrent précisément 5 jours. Nous sommes en été 1967. Plus exactement aux petites heures du 23 juillet 1967. Tout part d’un raid de la police de Détroit dans un bar clandestin, dans lequel se déroulait une soirée privée destinée à célébrer le retour au pays de quelques soldats qui ont combattu au Viêt-Nam. Les flics pensaient arrêter quelques personnes pour vente d’alcool sans licence (et en dehors des heures légales), mais furent confrontés à un nombre de personnes beaucoup plus important que ce qu’ils pensaient. Dépassés, ils décidèrent d’embarquer tout le monde, ce qui provoqua un tintamarre si important que de nombreux curieux se rassemblèrent autour de ce lieu. Pour le spectateur, cette opération d’arrestations d’envergure apparait comme totalement arbitraire, surtout dans un contexte à l’équilibre fragile. C’est vrai, quoi : ils ne dérangeaient personne, bien cantonnés à l’intérieur du bâtiment. Seulement voilà : une bouteille jetée sur les policiers finit par allumer la mèche d’une situation forte en odeur de poudrière. On pense dès lors se diriger vers un long récit relatant les cinq jours d’émeutes pour vivre de l’intérieur les drames, les tensions, les brutalités, les violences, le désarroi, la détresse, les colères, enfin tous les éléments qui constituent une émeute opposant la population aux services de police : ce n’est pas tout à fait ça. Par l’intermédiaire de son scénariste Mark Boal, Kathryn Bigelow s’arrête sur un fait en particulier. Et ce qui aurait pu s’apparenter à une docu-fiction présentant les émeutes d’une façon générale se transforme en une docu-fiction en huis-clos. Un huis-clos qui constitue la majeure partie du long métrage. Un huis-clos reproduisant une nuit d’horreur vécue par une multitude de personnages, les uns étant les tortionnaires et les autres étant les personnes persécutées. L’affiche du film fait état de courts extraits particulièrement élogieux de la part de certains critiques de la presse. Parmi ces extraits, on voit imprimé en grosses lettres « MONUMENTAL ». C’est vrai. Ce huis-clos l’est assurément. Il est d’une puissance infinie. Indescriptible. Bon nombre de superlatifs viennent à l’esprit du spectateur. Parce que la violence est là. Le sadisme aussi. Dans leur brutalité la plus pure. Pris comme jamais, le spectateur ressent la peur se visser dans ses tripes. L’effroi s’installe dans son cerveau face à cette violence sadique sans limite. Rarement on a vu des huis-clos aussi poignants. Si la captation du spectateur est aussi réussie, c’est parce que Kathryn Bigelow a pris le parti de filmer la quasi intégralité du film caméra à l’épaule. Comme si elle était au milieu de toute cette affaire, sans avoir le droit d’interférer de n'importe quelle manière que ce soit. Comme si elle était une petite souris qui se faufile partout pour avoir tous les angles possibles et imaginables et capter au mieux tous les éléments de cette nuit d’horreur. Cela rend le récit ultra complet. Et puis la musique de l’incontournable James Newton Howard n’y est pas pour rien non plus, tant elle appuie la force grave de la situation. Le spectateur se trouve donc embarqué corps et âme malgré lui dans une situation qui dépasse toute imagination. Mieux : tétanisé par la peur, la colère, la révolte, il rêve de voir le tyrannique Krauss (excellent Will Poulter) se faire crever, que Dismukes (John Boyega, superbe de sobriété), figé par la peur, se bouge enfin à faire quelque chose. Et si l’immersion est aussi réussie, c’est aussi grâce à une bluffante qualité d’interprétation de tous les comédiens. Ils sont tous au sommet de leur art. A croire qu’ils sont tous ultra-expérimentés malgré leur jeune âge. Alors qu’ils étaient dans une dynamique d’éternel espoir saupoudré d’insouciance, on ne peut que mesurer la terreur de ces jeunes innocents provoquée par l’insoutenable pression de ces hommes qui se croient protégés par l’immunité de leur uniforme, un uniforme synonyme d’instrument de pouvoir qui leur permet de laisser libre cours à l’expression de leur racisme profondément ancré en eux, un racisme qui va s’abattre aussi sur les personnes qui fréquentent les noirs. Les tremblements, les larmes, les prières, les litanies verbales désespérées, les cris, la parfaite chorégraphie des violences physiques et des tirs auxquels succombent les victimes, l’intonation et les regards font de ce huis-clos une énorme séquence rarement vue au cinéma. Un huis-clos choquant, où ceux qui préfèrent fermer les yeux et tourner les talons interpellent le spectateur comme jamais. Un huis-clos duquel il ne sortira pas indemne, envahi entre autres par la honte vis-à-vis des agissements de certains hommes, qu’il soient coupables de violence gratuite, d’absence de considération, ou tout simplement vis-à-vis d’autres hommes qui n’ont rien fait (dans tous les sens du terme) . "Detroit" aurait pu s’arrêter au terme de ce huis-clos. Mais non. Quand Kathryn Bigelow a choisi d’aller jusqu’au bout, eh bien elle y va. Certes on perd de cette irrespirable tension. Mais c’est pour mieux laisser la place à l’incompréhension, à l’indignation, à la honte, à la révolte, à une sourde colère, à la stupeur. On mesure à quel point il y avait encore du chemin à faire en cette année 1967 au niveau humain. On comprend aussi pourquoi les besoins techniques d’une enquête ont évolué de la sorte (empreintes digitales, les témoignages récupérés en bonne et due forme…). Et de la même façon que le spectateur espère voir Krauss et ses hommes (surtout Krauss) se faire régler leur compte, il en va de même pour leur avocat. Et pourtant, chaque personne (aussi pourrie soit-elle) a des droits civiques. Ainsi va le monde. En conclusion, "Detroit" vous fera passer par tous les sentiments possibles et imaginables. Une œuvre remarquable sur ce point. Parce qu’elle ne comporte pas vraiment de parti pris. Enfin chacun se fera son propre avis là-dessus mais elle ne fait que relater les choses, l'histoire ayant été bâtie selon les témoignages et documents à disposition avec une véracité appuyée par l’insertion d’archives audiovisuelles et picturales. Il était très tentant de donner une fin plus heureuse, mais non : Kathryn Bigelow et son scénariste ont privilégié les faits tels qu’ils se sont passés, tout du moins tels qu’ils ont été mis à leur connaissance. Impossible cependant de deviner avant visionnage que nous allons avoir affaire à un film d’une telle violence, même après avoir vu la bande-annonce par ailleurs très réussie. Un film incroyablement puissant auquel je ne vois aucun défaut, y compris dans la photographie, léchée elle aussi. Ah si, le seul bémol que je peux voir, c’est que lors du générique de fin, j’aurai plus vu des chansons dédiées aux victimes sous forme de gospel ou autre style approchant ou non, avec des paroles sous-titrées. Pour quelqu’un qui a voulu revenir sur ce sombre événement à l’occasion de son 50ème anniversaire…