Film à la fois pertinent et percutant, Corporate frappe l’esprit en lui révélant une série de schémas à l’œuvre dans le monde de l’entreprise et, plus largement, dans notre rapport quotidien à la communication (avec les autres, avec nous-mêmes). Plus de productivité pour un résultat toujours plus important et qui, paradoxalement, ne satisfait jamais. Même le suicide devient objet protocolaire : on dresse une liste avec cellule de crise, annonce dans les médias, organisation des soutiens et gestion administrative. En creux, une dénonciation de ces applications qui encouragent la concurrence et sécrètent la dopamine (voir à ce titre la grandiose mini-série d’Arte, Dopamine). Les larmes dérangent. Comme la sueur d’ailleurs. Il faut tuer l’humain pour ne consacrer que le robotique. Car le propre d’un système conçu sur le mode d’une machine est d’aliéner celui qui s’y active, de lui ôter ce qui fait de lui un humain. Le monde de l’entreprise incarne, tel un microcosme, cette civilisation des machines dépeinte par Georges Bernanos, un monde qui défend le principe de primauté de l’action contre la liberté de penser. Mais un système machinal intériorisé, que viennent relancer ordinateur, portables et réseaux. Ainsi, les égarements d’Émilie surprennent son entourage et agacent son patron. Elle doit rester joignable. Elle doit répondre aux appels. À mesure qu’elle recouvre une partie de sa liberté et de son humanité, ses déplacements se font plus incertains, sa parole se libère. Portrait complexe d’une aliénée qui, en se libérant, se destine à s’enfermer dans des procédures douloureuses et dont elle ne sortira pas indemne. Mais élevée moralement. Corporate capte la tache, et se demande jusqu’où cette tache est prête à s’étendre. Une tache de sang curieusement aseptisée par la géométrie des espaces. La mise en scène refuse l’art et saisit la froideur architecturée et pauvre des locaux : de nombreux champs/contre-champs organisent les séquences de dialogues, preuve par le montage que le verbe ne peut déclencher que rivalités et suspicions. Cette esthétique du conflit et de l’automate figé dans une série de postures joue de son refus de toute esthétique artistique pour faire naître une forme. Les coups et les volte-face génèrent les étincelles d’une révolte balbutiante. Et la grande force de l’œuvre réside justement dans ce louvoiement perpétuel entre un sauvetage et la nécessité d’un naufrage. Il y a d’abord le refus affiché par le protagoniste principal d’endosser seul les responsabilités, à tel point que les dynamiques de révélation ne sont, en réalité, motivées que par un souci d’auto-préservation, d’individualisme triomphant. Moralité ? On ne sort jamais du système corporatiste. Du moins, on y reste attaché. Sauf si l’on réussit à renoncer à sa propre réussite, à tuer son orgueil, à avouer sa culpabilité. Alors, Corporate dépasse le simple constat en plaçant sa foi dans la parole libérée. Dans l’humain, en somme. Œuvre de constat et œuvre de combat, Corporate se vit comme un coup de poing balancé en pleine figure, brise les écrans qui nous tiennent si souvent à distance de la réalité contemporaine.