« Corporate » n’est pas le premier long-métrage à aborder le thème de la souffrance au travail, du harcèlement et des dégâts humains occasionnés par le tristement fameux « management à la France Telecom». Mais cette fois-ci, Nicolas Silhol (dont c’est le premier long-métrage) ne choisit pas l’angle des victimes, et l’on ne saura tien ou presque du malheureux Dalmat ni de ce qu’il a enduré pendant des mois. C’est du côté des coupables que Silhol oriente sa caméra, ou plus précisément du côté des fusibles, et c’est déjà, avant toute autre chose, un parti-pris courageux et intéressant. Pour un premier film, Silhol s’attaque donc à un sujet difficile et choisit de le traiter de la manière la plus difficile, c’est indéniablement la première qualité de « Corporate ». C’est un thriller qu’il nous propose, assez court (à peine plus d’1h30), très dense, qui part bille en tête et dont l’intérêt ne se relâche jamais. Le suspens est bien dosé, c'est-à-dire qu’il est présent quand il doit l’être mais il n’est jamais « déplacé », on est dans un thriller feutré, tout est suggéré par petites touches en évitant soigneusement le voyeurisme. J’en veux pour exemple la scène du suicide, résumé par le seul fracas du corps qui tombe, et il n’est nul besoin de plus que ce bruit terrible pour installer le drame. Pas de sang, pas de violence physique, pas de suspens échevelé, de musique assourdissante, pas d’effets de caméra étourdissants ni de montage déstructurés. Silhol propose un thriller purement psychologique, pendant lequel la tension nerveuse ira crescendo avec une vraie efficacité. C’est un premier film sérieux, appliqué, sans esbroufe mais efficace et si Nicolas Silhol poursuit dans cette voie sobre et percutante, on entendra parler de lui. Le casting est impeccable avec Céline Sallette en tête Cette actrice discrète, déjà repérée dans des seconds rôles bien tenus (« Le Capital » de Costa-Gavras ou la série « Les Revenants ») prouve qu’elle a tout d’une grande. Elle incarne parfaitement une Emilie coupable-victime, ébranlée par la culpabilité qui ne la lâche pas mais piégée par son propre zèle à appliquer une méthode qu’elle aura mis longtemps, bien longtemps, trop longtemps à remettre en cause. C’est un rôle difficile, parce que tout est intériorisé et tout doit passer par le regard, par des attitudes et Céline Sallette est terriblement juste. A ses côté, tout le monde est bien dans son rôle : Lambert Wilson est très bien en patron faussement cool (mais vrai s....), et Violaine Fumeaux très impliquée aussi dans le rôle d’une inspectrice du travail opiniâtre et courageuse. Il n’y a que sur Stéphane de Groodt que j’aurais à redire. Non pas sur son talent ni son jeu d’acteur mais plutôt sur le rôle qu’on lui a confié. On en sait pas bien quel maillon de la chaine il représente, son rôle est mal défini, trop peu écrit. On sent bien qu’il tient un rôle crucial entre Emily et sa direction mais c’est trop mal exploité : soit il est un maillon important et alors son rôle est sous-exploité, soit il est un maillon peu important pour l’intrigue et dans ce cas, son rôle est quasi inutile. Le scénario de « Corporate » est efficace d’abord parce qu’il est d’une crédibilité effrayante : tout sonne juste dans cette histoire de management qui tourne mal : les méthodes honteuses, les fichiers Excel qu’on doit effacer promptement, les pseudos règles de déontologie et les faux comités de « bien-être au travail » qui en sont que des alibis, les séminaires de management où l’on apprend à « gérer l’humain », la langue de bois en CHS, tout y est et tout « sent le vrai ». Là où le scénario est malin, c’est qu’il n’est pas si manichéen qu’on pourrait le croire. Emilie, c’est vrai, semble plus ébranlée par le risque de porter le chapeau que par le suicide de l’employé en lui-même. C’est le cas dans un premier temps et cela fait d’elle une femme cynique et détestable et puis, lentement, elle fait le chemin vers autre chose,
elle finit par comprendre qu’elle doit payer l’addition, qu’elle n’y coupera pas, que c’est même la seule chance de ne pas perdre son âme
. Elle semble être la seule à faire ce chemin, même son mari (au chômage, il est vrai) la pousse à être cynique. De même, le directeur du service financier qu’elle supervise est lui aussi tiraillé entre des méthodes qui le mettent mal à l’aise (et que du coup, il applique mal et encore plus durement) et une volonté de fuir ce poste qu’il ne supporte plus. A part les hauts dirigeants (qui ne se salissent pas les mains), tous les autres souffrent, à des degrés divers, même ceux qui appliquent ladite méthode et qui ne sont pas les victimes désignées. C’est une façon de montrer, assez efficacement, qu’au fond tout le monde est victime de ce type de management, les victimes directes, les collègues, les managers, tout le monde. C’est donc un management inefficace en plus d’être inhumain, immoral et illégal.
Dans « Corporate », c’est l’administration, et plus particulièrement l’inspection du travail, qui apparaît comme la solution, la planche de salut, la main tendue. Là encore, c’est courageux de la part de Nicolas Silhol car le moins que l’on puisse dire et que ce discours n’est pas dans l’air du temps ! Mais on pourra objecter à Silhol que dans l’administration aussi, ces méthodes sont parfois à l’œuvre, certes différemment, mais quand même….
Pendant tout le film, on se demande comment tout cela va finir pour Emilie : sera-t-elle victime à son tour du management par la terreur ? Commettra-t-elle à son tour un geste de désespoir ? Se résignera-t-elle à rentrer piteusement dans le rang ? Démissionnera-t-elle avec pertes et fracas ? Le film finira-t-il sur une note d’optimisme ou une note de cynisme absolu ? Cette fin met longtemps à se dessiner, on peut la trouver décevante ou pas, c’est une question de point de vue. Personnellement, elle me convient. Pour un premier film « Corporate » est une vraie réussite. Les quelques petits défauts relevés ici ou là (rôle mal défini, scène avec les japonais un peu étrange et inutile) ne remettent pas en cause ni sa crédibilité, ni surtout sa pertinence.