Le titre, Fleuve noir, pose d’emblée deux caractéristiques on ne peut plus précieuses pour appréhender ce long métrage injustement mal-aimé : d’une part le fleuve, qui associe à l’eau présente dans la pluie et dans la sueur qui trempent le flic en charge – puis déchargé – de l’enquête l’image d’une trajectoire linéaire : il convient de remonter la piste, à contre-courants, pour trouver la source et la vérité ; d’autre part, la couleur noire, celle des nuits agitées qui peuplent la vie des personnages, celle de la tonalité et des passions humaines représentées : sales, boueuses, immorales, humaines en somme. Érick Zonca a parfaitement saisi l’importance de l’atmosphère dans la construction d’un polar : les retournements d’une intrigue à tiroirs, les mensonges divulgués importent peut-être moins que ce dans quoi les êtres marinent, mijotent voire moisissent sans jamais évoluer – ils semblent tous bloqués dans un présent cauchemardesque fait de couloirs en sous-sol et de bois où il fait bon copuler avec n’importe qui le temps d’une passe, le temps que ça passe, que la passion assouvie regagne le fond du cœur.
Aussi Fleuve noir compose-t-il une série de grotesques, clichés du polar tels qu’ils sont entretenus et capitalisés par les divers programmes de qualité médiocre que diffusent chaînes publiques et romans de gare : Vincent Cassel titube en manteau gris, sa barbe, sa bosse – il apparaît constamment voûté – et sa parole souvent inaudible font de lui un avatar de Quasimodo, laid mais guère affranchi toute compassion – et c’est alors à nous, spectateurs, de la lui offrir. La précision de la mise en scène assure d’ailleurs aux comédiens une crédibilité dans l’excès, une maîtrise de l’outrance qui évitent le ridicule et leur donnent l’occasion d’explorer des territoires difficilement sondables. Nul hasard, par conséquent, si le réalisateur recourt à Yan Bellaile, professeur interprété par Romain Duris, comme à un coupable en puissance : il trouve en lui une allégorie de la fiction et de ses pouvoirs, incarnés en un auteur raté qui convertit puis alimente la disparition en matière littéraire, jusqu’à devenir marionnettiste et ainsi démasquer les menteurs. Il est la preuve que le faux crée du vrai, que seule l’imagination la plus sordide est à même de batailler avec la sordidité humaine. Et ce personnage, tout aussi noir et complexe que les autres, revêt un intérêt tout particulier : celui d’interdire l’innocence, état réservé à Marie, la fille handicapée qui voit toutefois sa candeur malmenée par le « plaisir » pris à subir son sort, selon les dires de sa mère.
Il n’y a donc plus, dans Fleuve noir, de ligne de démarcation entre gentils et méchants, ni même d’axiologie ; seulement une suite de solitudes qui s’apprivoisent en se faisant du mal, et en tirant du mal un plaisir éphémère. Il fallait beaucoup de courage pour suivre cette voie alchimiste. Un très grand polar dont la réception critique déplorable n’est qu’un indice supplémentaire de sa qualité intrinsèque.