Dans la logique des groupes Medvedkine ou d’Armand Gatti à Peugeot (Le Lion, sa cage et ses ailes, réalisé avec les travailleurs migrants du pays de Montbéliard, 1976) mais aussi de Godard au Mozambique en 1978, Moritz Siebert et Estephan Wagner ont donné à Abou Bakar Sidibé une petite caméra DV pour qu’il filme son quotidien sur la montagne de Gurugu qui surplombe Melilla : un millier de migrants -subsahariens y attendent de pouvoir franchir la barrière de trois grilles qui séparent la ville espagnole du Maroc. Comme dans les films précédents, l’esthétique de Les Sauteurs répond à la nécessité du témoignage mais cette humilité et cette confiance dans la transmission de la réalisation est d’une immense pertinence. « Vous ne pouvez pas tout nous prendre et ensuite nous exclure : j’ai le droit de venir en Europe », dit About. Cela fait cependant quinze mois qu’il stagne à Gurugu, impasse d’un voyage démarré avec 40 euros en poche. Les assauts collectifs de la barrière n’ont rien donné et il fallut rebrousser chemin. Des caméras de nuit décèlent les files de migrants descendants de la montagne, édifiantes images qui démarrent et parcourent le film, si bien que la police les attend pour les contenir. Certains se prennent des coups, ou s’ouvrent le pied sur les barbelés. D’autres inventent des crampons pour mieux gravir les grillages. Le camp improvisé est hiérarchisé : un président pour chaque pays d’origine, qui définit la stratégie à adopter, qui ne fait pas l’unanimité. Pourquoi ne pas tenter de passer en masse, tous ensemble ? Entre un match de foot et les tâches quotidiennes, les discussions vont bon train.
Abou se met en scène, donne des directives à ses collègues. Il est sollicité pour filmer la confession d’un « traître » qui a renseigné la police marocaine. Il est devenu le filmeur, investit d’un pouvoir qui peut s’avérer dérisoire face à la violence à l’oeuvre. Il commente : « Le Gurugu, c’est être soi-même, partager avec ses frères, être courageux, être discipliné, avoir peur tout le temps, être sans espoir, être machiavélique, réussir à tout prix ». Il nous rend familiers ces invisibles de la montagne que la night-vision camera ou les caméras de surveillance captaient comme d’inquiétantes meutes, et réalise ainsi un film essentiel. (extrait de l'article d'Olivier Barlet "documentaires politiques : le courage" sur le site d'Africultures)