— Un contexte étouffant
L’année 2000, en Russie, faisait pressentir les 10 ans du renouveau. Cette année-là, lors de la tragédie du Koursk où périrent 118 sous-mariniers russes, Poutine était au pouvoir depuis trois mois, et si l’on comprend qu’il aurait voulu incarner l’entrée de la Russie dans une nouvelle ère en même qu’un nouveau millénaire, on pourrait aussi croire que deux décennies l’ont assoupli depuis ce désastre qui fragilisa son jeune mandat. Pourtant, si Besson a dû amener le budget et le port de Toulon sur la table, c’est parce que l’administration russe, encore en 2017, a fait des siennes : on était frileux quant à rouvrir la vieille enquête en 133 volumes, réalisée en secret, qui révélait la défectuosité du matériel et les erreurs humaines, pas admises à l’international à l’époque.
La Russie a toujours été un pays orgueilleux ; aussi, il n’est pas très étonnant d’avoir dû en faire un film d’orgueil. Ce n’est d’ailleurs pas le seul symptôme des dissensions post-URSS dans Kursk : Poutine devait initialement faire partie du scénario tout comme il a fait partie de l’histoire vraie, mais son personnage a été écarté pour des raisons politiques (ou plutôt la réticence de Besson quant à évoquer, justement, cet aspect politique). Bref, le film n’a plus de russe que le nom du réalisateur initialement attaché au projet, Martin Zandvliet, qui, comme son nom ne l’indique pas, est en fait danois lui aussi.
Résultat : le film a beau être tiré d’un roman journalistique de 2002 (Robert Moore a même droit à son petit rôle télévisuel en plus de sa qualité de consultant sur le tournage) et être réalisé par un outsider qui a pris le temps de s’affirmer, il n’est vraiment pas context-friendly : dans la Russie entièrement anglophone de Vinterberg où tous les acteurs sont non-Russes sauf un, il faut se débrouiller pour comprendre où et quand tout se passe, ce qui peut se révéler TRÈS compliqué. L’ambiance est à la Guerre froide mais on sent la même amitié tendue que celle qui relie les deux blocs dans les James Bond des nineties, ce lien particulier, presque léger unissant deux géants à peine réconciliés. Alors, qu’à cela ne tienne, oublions que la langue russe est juste écrite (au mieux), et on peut à peu près se situer. Rejetons la faute sur papa Besson.
— Les moyens justifient la fin
Vinterberg est un déconstructeur de procédés, ancien adepte de Dogme95 (totalement renié dans Kursk, mais dont on ressent les séquelles de par l’agilité de sa caméra au poing), et aussi un constructeur d’ambiance : puisqu’il faut constituer une atmosphère de marins russes avec des acteurs étrangers, aucun problème, ça marchera. Elle est dirigée immédiatement par ce que les personnages doivent ressentir, plutôt que par l’interprétation qu’en font les acteurs : un intermédiaire très bénéfique qui bricole un QQOQCCP mieux que trois Besson. Entre vie à terre et vie en mer, le cordon est bref et fin, mais Anthony Dod Mantle le directeur de la photographie aux trois prestigieuses étiquettes (DFF BSC AFC, ce ne sont pas les chemins de fer suisses) est là pour assurer les transitions (et plein plein d’autres choses du genre ”waouw c’est beau”).
Héritant en cela de la tradition slave, Kursk est aussi très direct. Un peu trop car il se prend plusieurs écueils dans la famille ”si ce passage passe vite, c’est qu’il ne compte pas” qui grignotent à la longue la prégnance narrative. En conséquence, on dirait que le film s’adresse à ceux qui connaissent déjà l’histoire vraie et pour qui les tensions artificielles du scénario ne sont que tergiversations.
On peut excuser ce défaut du fait que l’œuvre est déjà joliment multirythme, mais la maîtrise globale n’encourage pas le critique à l’indulgence sur un détail – maîtrise démontrée, par exemple, par les fioritures filmiques qui passent crème malgré leur instabilité et le risque qu’elles présentent de sortir les personnages de leur sérieux historique. Pour ce faire, un ”mood technique” est maintenu de son côté avec des cadrages typés, aussi excentrés que Saint-Pétersbourg sur la boussole politique russe, et un jargon militaro-technique dont Vinterberg a appris outre-Atlantique à mesurer l’impressionnante teneur immersive (il fallait que je le fasse, désolé). En fait, c’est Abyss (les Russes n’y sont pas moins caricaturés !), mais qui se prend au sérieux, et avec un syndrome de Michael Bay réduit de moitié.
— Un producteur encombrant
Toute cette belle machinerie est hélas lentement corrodée par… Besson. Encore lui. Remarquez, j’ignore si c’est vraiment sa faute, et peut-être que je suis seulement parti en croisade contre lui, mais il se trouve que les films en apnée, ça le connaît (je lui en veux encore d’avoir tué Jean Reno, c’est vrai), et je ne le reconnais que trop bien dans ce ponçage à coups de billets d’une histoire où il a senti, peut-être, le terme à son déclin entamé avec Valérian.
Pour l’apnée, pas de souci : sur ce sujet, une longue scène bluffante viendra recharger le film en tension. Mais quand on s’éloigne du Koursk pour prendre du recul sur la situation diplomatique que son naufrage a engendrée (celle-là même que le producteur a voulu circumnaviguer), on ne sait plus vraiment manier les détails historiques : l’OTAN, le gentil amiral anglais, l’ampleur médiatique, ce sont autant de patates chaudes que le scénario rejette sur le compte de la précision en trop. Il ne fallait pas. C’est d’ailleurs à ce moment-là qu’arrive Von Sydow, à qui l’on a donné la charge de cristalliser les reliques viciées d’une Glasnost privée de toute attache et qui renvoie la balle des secrets injustes dans le camp de Léa Seydoux, la female lead tant convoitée par un tournage déjà peu porté sur la cohésion du casting. Elle s’en sort plutôt bien. L’acteur suédois, par contre, est absolument parfait dans son hypocrisie pragmatique et froide et le flegme avec lequel il relaie des mensonges internationaux – une hypocrisie qui était pourtant historique aussi bien que cinématographique.
Le gros avantage du film, c’est qu’il a un atout dans chacune de ses parties : l’introduction est efficace, le sous-marin délicieusement technocrate, hiérarchophage et claustrophobe, l’aspect familial bien casté, le liant bien mis en images et la conclusion politique très classe – la scène de l’enfant (le seul acteur russe, justement) qui a perdu son père et refuse la poignée de main de l’amiral Von Sydow est glaçante. On doit cette réussite à la brochette de grands noms précités (je n’ai pas oublié Desplat mais, bizarrement, sa musique ne me marque jamais) et elle rend malaisé de porter un jugement global.
Il se trouve que Vinterberg accepte ses défauts comme faisant partie, semble-t-il, du déchet naturel d’une collaboration trop vaste pour être contrôlée, et dont il préfère embrasser l’essentiel que de s’arrêter sur des réparations improvisées. Or, l’essentiel du film est, lui aussi, très vaste : à base journalistique, il est doublé de sentiment familial (un peu rapide, OK), de reconstitutions (les plans intra muros et intra aquam sont incroyables), de quelques à côté et d’un solide bagage graphique dans tous les sens que cela revêt.
— Conclusion
Durant le visionnage, je ne me suis que rarement laissé distraire de l’impression vraiment bonne que l’œuvre est sans ralentissements ni concessions, même si elle ne m’a pas aveuglé sur le bourrage en force de l’histoire vraie sous forme de bouche-trous : je pense notamment à la femme de sous-marinier mise sous calmants de force (incident réel qui fut élevé au rang de scandale, munition filmique aussi peu coûteuse qu’efficace une fois intégrée dans un scénario) ou à la cartouche de potassium mal manipulée qui coûta – du moins l’enquête secrète l’a-t-elle déduit – la vie des derniers survivants, hypothèse amenée dans le film avec aussi peu de vraisemblance que s’il avait fait de Жерар Депарьдё le président de la République de Crimée.
Après une hésitation, je décide d’arrondir mon avis au plus haut, parce que le cinéma a, finalement, toujours consisté à créer une belle illusion. Si celle-ci n’est pas crédible, c’est qu’elle a fait le choix de prendre un risque en plus : celui de rappeler à l’illusion diplomatique maniée par la Russie à l’entrée dans ce millénaire, avec toutes les scories artistiquement ingérables qui conséquemment s’incrustent dans le scénario en dépit des meilleures volontés. Ce choix, elle m’a convaincu de le respecter.
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