Lorsque j'ai pour la première fois entendu parler du projet de faire parler des gens devant une caméra pour continuer leurs discussion, j'ai eu adorer ce que peut faire Depardon, je le sentais moyennement comme procédé, car forcément ce que l'on observe on le modifie. Seulement voilà je sais aussi que Depardon est le meilleur documentariste et qu'il a conscience de ça.
Parce que ce n'est pas le même dispositif que lorsque l'on filme les Urgences psychiatriques, un tribunal ou autre, où forcément l'attention ne va pas être focalisé sur la caméra étant donné la gravité de l'échange, ici c'est du banal et donc forcément la caméra aura un impact beaucoup plus puissant, surtout qu'ils font ça pour la caméra.
Ce matin, juste avant de voir le film, j'ai entendu Depardon sur France Culture parler de son film, dire qu'il ne filmait pas des ploucs (j'étais un peu surpris de l'utilisation de ce mot) et il justifiait ça par une différence entre Paris et la province (et il l'aime sa France des sous-préfectures, ça se voit), une différence de mentalité, une différence dans les discussions et surtout les gens seraient moins réservés, se livreraient plus facilement. Honnêtement je n'y crois pas forcément même s'il faut admettre que les gens simples sont plus spontanés en général.
Et finalement après quelques instants les doutes sur le procédé se sont dissipés, on voit que Depardon dans son montage a compris et sait très bien qu'il n'aura jamais la vraie discussion puisqu'on commence avec des vieux qui n'ont juste rien à dire, ils parlent de la ville, des bâtiments qui sont beaux. Les cahiers disaient que le film était gênant et c'est vrai, il y a des moments de gêne, comme lorsque l'on est gêné de voir quelqu'un de "nature", ou quelqu'un qui est lui-même gêné... Parce que ce n'est en rien grave, c'est dans le procédé, on ne filme pas une vraie conversation dans la rue, on filme des gens à qui on demande de converser... et c'est le moment où il faut regarder leurs mains, leurs manies, leurs tics, on peut évaluer leur stress et je trouve ça assez touchant de voir des gens qui n'osent pas commencer à parler, de voir des gens se couper la parole... De voir une conversation et de voir l'un prendre l'ascendant sur l'autre...
Parce que finalement lorsque la conversation reprend et qu'elle est intéressante certains, la majorité même finissent par se désinhiber et par avoir envie que la conversation continue, d'apprendre ce que l'autre a à leur dire ou de dire ce qu'ils ont à dire et si on voit par moment qu'ils se souviennent de la caméra, on voit aussi qu'ils arrivent à passer outre dans une certaine mesure (ne soyons pas dupe).
Et voir ce Kevin des plages dire que sa copine doit avorter et montrer la caméra tout se retrouvant gêner de parler de ça "à tout le monde", c'est finalement assez puissant.
D'ailleurs on peut établir plusieurs grands thèmes, mais chez les hommes ça parle beaucoup de sexe, chez les femmes de leurs copains, ex-maris, enfants (tout ensemble) et lorsqu'on a un adulte et son enfant de l'avenir, de mariage, de travail... Et finalement c'est vraiment touchant de voir ces thèmes universels abordés par des personnes différentes, qui ont les mêmes problèmes, avec des solutions différentes, avec des points de vue différents, mais où finalement tout se rejoint...
Alors la question qui se pose est : Depardon a-t-il fait exprès de ne mettre que ces thèmes la dans son montage ? Il semblerait que non d'après son entretien à la radio, il aurait voulu mettre de la politique, mais les gens n'en parlaient quasiment pas. Ici on a juste une petite vieille qui se plaint du manque d'intégration à Villeneuve (si je ne me trompe pas) des immigrés et que fut un temps les anciens immigrés faisaient l'effort de parler français, de vivre à la française.
La religion est abordée également une fois, avec deux filles totalement à la ramasse qui disent que le Pape peut changer la Bible comme ça, pour la faire coller à l'air du temps. Je trouve ça assez intéressant de voir, de voir l'incompréhension et finalement les préjugés, l'ignorance vis-à-vis de notre propre civilisation.
Si je n'ai pas été touché comme j'ai pu l'être par la trilogie profils paysans, les Habitants reste néanmoins un film qui montre la France, qui s'intéresse à ses habitants, qui leur offre la parole, qui écoute leur vie de tous les jours, qui la recueille et où le dispositif finit par disparaître un peu pour laisser place à la France. Parce que là les gens ne font pas semblant, avec la sobriété du plan fixe on ne peut pas tricher, on voit s'ils sont gênés, s'ils en rajoutent pour la caméra, s'ils ont peur... On voit tout. D'ailleurs il n'y a que très peu de coupes.
Et pour conclure je tiens à dire que la photographie est à nouveau sublime et que ces plans fixes sur la caravane où les habitants viennent parler est filmée dans la ville rappellent toute la beauté des photos de Depardon lors de son tour de France (et les longs plans qui suivent la caravane ne sont pas en reste).
La vie existe.