Après avoir entraîné petits et grands du côté de l’Afrique de Kirikou puis du côté de l’Orient d’Azur et Asmar, c’est à Paris que Michel Ocelot fait évoluer sa nouvelle petite héroïne du nom de Dilili. Quoi ! À Paris ! Quelle déception ! Fini le dépaysement… Pas du tout, car il ne s’agit pas du Paris d’aujourd’hui mais de celui de la Belle Époque ! Dans ce cas, quel enchantement ! Quel bonheur que de se promener dans un Paris qui méritait bien son surnom de Ville-lumière. Paris qui attirait les savants, les chercheurs, les inventeurs, les artistes lyriques, les compositeurs, les peintres, les écrivains, etc. Quelle ville attrayante !
Bon, cela est vrai, sans nul doute, mais ne nous emballons pas, semble nous dire Michel Ocelot dès le début du film. Car si la petite métisse kanake Dilili est à Paris, c’est parce qu’on l’y a fait venir de force pour l’exposer, avec quelques-uns de ses compatriotes, aux yeux des badauds. Mais le plus terrible ne se trouve pas dans ces sortes de « zoos humains » que l’on constituait à l’époque des colonies car, comme l’affirme lui-même Michel Ocelot dans une interview, au moins « les gens » s’intéressaient « à d’autres vies que la leur ». Le plus terrible, ce sont les préjugés et les racismes. La petite Dilili ne se sent nulle part tout à fait chez elle, sa peau de métisse semble trop claire aux autres kanaks et trop foncée aux Parisiens dont certains se croient obligés de l’aborder en lui parlant « petit nègre » !
Grande est leur surprise, à ceux-là, lorsqu’ils se rendent compte que la petite fille possède à la perfection la langue de Molière et la parle mieux qu’eux ! C’est que Dilili a été à bonne école ! Son institutrice ne fut rien moins que Louise Michel en personne au temps où elle dut vivre en déportation en Nouvelle-Calédonie. Louise Michel que la petite Dilili retrouve à présent à Paris pour son plus grand bonheur !
Car Michel Ocelot prend le parti de nous faire visiter le Paris de ce début du XXème siècle en compagnie de Dilili et d’Orel, un garçon, livreur de profession, qui s’est pris d’amitié pour elle. Filant à toute allure sur le triporteur de ce dernier, les deux amis multiplient les rencontres les plus inouïes. Certes, leur chemin de découverte démarre avec un Ernest Renan renfrogné, incapable de les renseigner sur le Paris de son époque, mais il se poursuit avec les rencontres fabuleuses des plus grands savants et artistes de ces années. La Ville-lumière en regorge, de ces grands noms : Louis Pasteur, Gustave Eiffel, Alberto Santos-Dumont, Toulouse-Lautrec, Claude Monet, Auguste Renoir, Edgar Degas, Pablo Picasso, Auguste Rodin, Claude Debussy, Erik Satie (jouant une de ses « Gnossiennes »), Marcel Proust, etc. Impossible de tous les citer. Ils sont tous là et c’est un des bonheurs de ce film que de les y repérer.
En les énumérant, j’ai laissé à dessein de côté les noms des femmes, non pas pour les ignorer, au contraire, mais pour souligner leur rôle dans ce film. Car Michel Ocelot ne se contente pas d’aligner des vignettes ni de nous faire feuilleter le somptueux album des célébrités de la Belle Époque. Ce ne serait déjà pas mal, mais il fait bien davantage, il raconte une histoire en nous faisant entrevoir la face cachée de la Ville-lumière, celle des bas-fonds, celle des égouts, celle qui se complaît dans ses ténèbres. Pour ce faire, il puise dans un héritage qui semble droit venu des romans-feuilletons ou des romans populaires tels qu’en écrivaient, par exemple, un Eugène Sue, un Paul Féval ou un Ponson du Terrail. Et il le fait avec autant de talent que ces derniers, car, bien sûr, les genres littéraires que privilégiaient ces écrivains n’ont pas moins de grandeur que les autres.
Le Paris de la Belle Époque, Michel Ocelot l’imagine assombri par les machinations sordides d’une société secrète dont les membres se font appeler les « mâles-maîtres », société qui s’est jurée d’anéantir toute émancipation des femmes et qui, pour ce faire, s’emploie à enlever des petites filles afin de les asservir. Avec cette histoire, le cinéaste oriente son film non seulement du côté des romans populaires mais aussi du côté d’un cinéma clairement engagé en faveur de la cause des femmes. Et ce sont ces dernières, justement, qui ont le beau rôle pour accompagner Dilili et Orel dans la résolution de leur enquête et dans la mise en échec des « mâles-maîtres » esclavagistes. Des femmes émancipées, précisément, du genre de Louise Michel dont j’ai déjà parlé, mais aussi de Colette, de Camille Claudel, de Sarah Bernhardt, de Marie Curie et d’Emma Calvé, une des grandes cantatrices de cette époque, celle qui s’engage la plus résolument aux côtés de Dilili et Orel. Face à de telles femmes les kidnappeurs de petites filles n’ont aucune chance d’avoir le dernier mot !
Bien sûr, en racontant une histoire qui se déroule au temps de la Belle Époque, Michel Ocelot nous parle tout autant d’aujourd’hui. La cause de l’émancipation féminine que le cinéaste défend doit encore mener bien des combats. Les petites filles que les « mâles-maîtres » revêtent d’un habit noir et obligent à marcher à quatre pattes nous renvoient à des images très contemporaines. Certes notre regard se tourne aujourd’hui du côté du sort réservé aux femmes chez les islamistes radicaux, mais le film de Michel Ocelot nous rappelle aussi que notre histoire d’occidentaux est loin d’être exemplaire. Nous aussi, nous avons à changer nos regards et à convertir nos manières d’être, ce film d’un homme indigné par ce que l’on fait encore trop souvent subir aux femmes nous y invite à bon escient. 9/10