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Peu de films arrivent à donner au spectateur l’impression qu’il est artiste. Peu de films aussi arrivent à faire en sorte qu’il se sente privilégié en tant que témoin de leur histoire. Je vais essayer d’expliquer ici comment ces deux sentiments arrivent à cohabiter et pourquoi on devrait y voir le signe du sérieux avec lequel Von Donnersmarck prend la racine de ses sujets, lui à qui l’on doit le quasiment pas moins fameux La Vie des Autres. Cette racine, entre autres fils rouges, c’est que seul l’artiste sait ce que vaut ce qu’il crée. Et pour le savoir, il faut qu’il parvienne à dénuder son art d’un lourd contexte. Si lourd d’ailleurs que le public allemand n’a pa été séduit, lui préférant justement La Vie des Autres, qui au moins les rendait fiers – à en croire Die Zeit, qui démontre avec des arguments tout aussi expéditifs pourquoi les Américains “apprécient un film que les Allemands ne veulent pas voir”. Au moins le phénomène social a-t-il clairement traversé les âges.
CONTEXTUALISATION
L’Histoire allemande récente est parmi les plus inspirantes en Europe, parce que dramatique, mais aussi la plus “contextualisante”, et donc la plus emprisonnante. Sans parler de la stigmatisation puis de la censure par les Nazis de “l’art dégénéré” qui sert d’amorce à l’histoire, il était impossible pour les artistes allemands de ne pas se sentir dépendants du régime politique à des niveaux plus insidieux. Responsable de la plus grande crise (dans les années 1930 et 1940) mais aussi de la plus forte catharsis sociale du siècle passé (dans les années 1990), l’Allemagne a traversé les décennies comme un châtiment duquel les artistes apprennent encore à extraire le pardon et même la gratification, mais pour cela il a fallu que certains d’entre eux vainquissent l’interdiction nazie, puis la standardisation imposée par le réalisme socialiste de la RDA. Comment un artiste faisait-il alors pour se trouver lui-même ?
Von Donnersmarck mieux que quiconque sait donner à ses œuvres ce sentiment de réconciliation suprême qui couronne apparemment sans conditions certaines vies menées dans la dignité au sein de son Bildungsroman. Car de la dignité, il en faudra à son artiste de fiction, Kurt Barnert, dont l’art devra d’abord s’exprimer sur les panneaux de rue tout neufs qu’on lui fera peindre pour la ville à reconstruire après la guerre.
Je dis bien “artiste de fiction” car non seulement le film change le nom de Gerhard Richter dont il s’inspire, mais réinvente aussi toute sa biographie. Je préfère donc le considérer comme une œuvre de fiction que comme une histoire vraie déformée.
Cependant, on n’est encore là que dans la forme.
LUMIÈRE ET NARRATION
L’Œuvre sans auteur est une épopée qu’il faut prendre le temps d’apprivoiser, car on n’est pas devant ce film pour s’envelopper dans la réconfortante progressivité usuelle des scénarios à longue haleine. C’est un film d’horreur au sens propre, qui peut faire croire qu’il se berce de l’illusion de cas particuliers (ceux de ses personnages) pour faire semblant d’embrasser les années qui passent : initié à l’art par sa tante schizophrène dont il héritera de l’illumination sans la maladie, Barnert enfant traverse la montée du nazisme avec un rythme qui convient très bien à des souvenirs d’enfance relatés, mais Dresde est montrée trop lumineuse et détaillée pour le spectateur à qui l’on devrait faire voir un brouillard plutôt qu’un objet esthétique pur. La trahison par la maladie et le fascisme est un déchirement un peu trop concret et direct des promesses plus ésotériques qu’elle renferme.
Le film est heureusement bien plus que ses propres contraintes : il est une narration absolue qui ne cherche pas à donner dans l’élégance avec la succession de chapitres qui se suivent presque comme des histoires distinctes en traduisant certains faits réels avec une célérité toute péremptoire, sauf qu’on n’a jamais demandé à l’Histoire d’être élégante, et qu’il n’y a pas de demi-mesures dans ce qui s’est déjà produit. En fait, on met longtemps à savoir de qui c’est vraiment le récit, différents personnages endossant tour à tour le rôle principal, cette fois dans la continuité de cette enfance que Kurt traverse davantage dans ses souvenirs qu’en direct.
Cependant, on n’est encore là que dans la forme.
PASSER À L'OUEST POUR RETROUVER LE MONDE OÙ LE TEMPS PASSE
Le fond, quant à lui, obéit si longtemps à son contenant, la forme, qu’on le croira absent. Puisqu’on regarde un film sur l’art, il n’y a rien d’anormal, nous semble-t-il, à regarder une œuvre “coquille” qui en a après la beauté, voire qui se sert d’elle comme d’un moule sans avoir grand chose à y ajouter – ce qui expliquerait le degré de précision presque dérangeant, sculptural, dans le ciselage des personnages. Mais le fond est bien là, discret quand il doit couvrir l’inévitable guerre, éclipsé lorsque les sentiments s’imposent, éludé au moment du passage à l’Ouest d’un mur qui reste à construire – mais bien là.
S’écartant peu à peu du visuel et de son lumineux monde du passé, de plus en plus ancré dans le présent, faisant oublier la récursivité légèrement bloquante qui réside dans le fait qu’il est une œuvre d’art sur l’art, le film n’a de faiblesse qu’une variation incontrôlée du poids des personnages dans le temps – elle est connue et compensée, mais c’est le premier élément du film dont le reste du visionnage ne compensera pas le faux pas. On croirait que l’œuvre s’échappe un peu d’elle-même avant de faire enfin le chemin à l’envers que lui réclame sa vocation de récit initiatique : l’enfance, la guerre, tout ce sur quoi on est passé un peu vite, le voilà qui ressurgit pour réclamer ce qui lui revient de droit : notre admiration.
Car sans un bruit, l’histoire a déposé des indices sur le futur de Barnert avant même de nous donner la certitude que l’histoire était bel et bien sur lui. Depuis longtemps, on aurait dû savoir, nous le spectateur, comment il allait se trouver lui-même derrière les voiles nazis et communistes. Mais malgré tous les “on aurait dû” que peut interjecter le spectateur regrettant presque de s’être laissé prendre par une esthétique au demeurant muette, il est voué à ne comprendre qu’à sa toute fin que l’œuvre accomplit sa propre prophétie.
LA PROPHÉTIE GLISSÉE ENTRE INITIATION ET DIVERTISSEMENT…
Une prophétie, car dans le tour de passe-passe longtemps camouflé par sa démesure, le film est une initiation qui contient à chaque instant sa propre solution. La main derrière laquelle Kurt enfant voit le monde flou, c’est déjà lui mais il ne le sait pas. Les photos que Kurt, jeune adulte, admire pour leur réalisme bizarrement inégalable en peinture, c’est déjà lui mais il l’ignore. L’Œuvre sans auteur est un constant mystère résolu à mesure qu’il avance, mais on ne le comprend qu’une fois qu’il s’est déroulé entier : une prophétie.
Quand Kurt se trouve lui-même en même temps que “l’idée” si chère à l’excentrique école d’art de Düsseldorf en peignant des reproductions floutées de photographies, son art sort de sa “coquille” et fait sortir le film de la sienne. Le Moi de l’artiste, sa créativité pleinement décontextualisée, sortie du moule historique qui l’a forgée et corrompue à la fois, le rattrapent enfin. La gratification cathartique arrive avec la force de ces trois heures de promesses d’ésotérisme – quoiqu’un peu trop symbolique pour être honnête.
Cependant ce n’est pas tout, car si le spectateur est longtemps balloté comme un témoin à qui l’on fait une faveur en lui partageant une histoire (vous vous rappelez de quand je disais qu’on se sentait privilégié ?), c’est à lui seul qu’on donne la clé de tout, comme si l’œuvre l’avait fait se perdre et se retrouver, le rendant plus complet que n’importe lequel de ses personnages (…vous vous souvenez de quand je disais qu’on se sentait artiste ?).
…ET SA CLÉ ENTRE FOND ET FORME
Cette clé de tout tient en ce que, croyant découvrir une vérité de forme, Barnert dévoile en fait une vérité de fond : celle qui, tel le fantôme du nazisme ayant plané sur l’Allemagne déchirée après-guerre, a défini toute sa vie sans qu’il le sache, et dont il est sorti sans en avoir conscience.
Tout cela car son premier tableau “vrai” l’est dans tous les sens du terme : il représente sa tante aux côtés de son beau-père, sans savoir que c’est ce dernier qui, des années plus tôt, a fait éliminer la jeune femme au titre de sa schizophrénie comme tant d’autres “personnes inférieures” lors de la purification aryenne.
Aux dépends de l’Homme, la vérité prend sa revanche sur la censure, livrant une justice qui lui est inaccessible ; son tableau est beau parce qu’il est vrai, sauf que personne d’autre que le spectateur ne comprend à quel point.
En faisant vivre à son personnage le moment décisif de sa vie entière, Von Donnersmarck en fait en même temps un évènement insignifiant, mal compris de tous… sauf de nous, spectateur, à qui il semble alors que l’art n’est jamais qu’effleuré, même par des artistes comme Barnert qui se sont trouvés eux-mêmes sous des chapes aussi pesantes que celles qui ont refermé l’Allemagne sur elle-même pendant un demi-siècle. Il nous a laissé une place, achevant de nous distraire de sa propre création artistique et faisant de son film une œuvre débarrassée d’elle-même, de son contexte et de son sujet ; une œuvre… sans auteur.