De l’autre côté du miroir
« C'est du vent le cinéma, de l'illusion, des bulles, du bidon ». Une magnifique arnaque si l’on veut, d’histoires sans fin et de science des rêves. Il faut au moins lui reconnaître cela à ce bon vieux Gabin : il s’y connaissait en Grande Illusion. Cette brise légère, ce gouffre aux chimères plutôt, qui chaque matin caresse les regards, de mille et uns cinéphiles, cinéphages et autres bouffeurs de pellicules, pour le plaisir de leurs beaux yeux. Car avant de n’être que mise en scène et direction d’acteurs, le cinéma existe à travers un souffle, une âme, un sortilège. Il ensorcelle, il dissimule, il simule, il se crée un prestige, un fantasme. Oui, dans Abracadabra, il est avant tout question de cinéma, et de grande illusion : Pablo Berger la travaille, la modèle, lui donne une forme, une fibre populaire. Et dans le reflet de cette illusion renaissante, s'y envolent les palettes du conte, de libellules à la sauce ibérique, et de boules à double facette.
Puisqu’Abracadabra est une œuvre qui a tout du tour de magie : elle respire l’artifice, l’improbable, le sens du spectacle et la frustration. Jusqu’à atteindre une certaine forme d’hypnotisme. A la manière d’une salle obscure, où l’évasion se fait immobile, d’une plongée dans le noir au basculement vers un autre monde. Illusion, ainsi soit-il. Comme pour faire face à un réel sans passion, Pablo Berger y compose un univers décalé, coloré, presque irréel, où se mélangent les genres, et s’exorcisent les démons conjugaux.
De l’autre côté de son sublime Blancanieves, l’épure muette de son noir et blanc laisse place à un déchaînement pop et abracadabrantesque. Dissonant, et pourtant, relativement analogue. Que ce soit dans sa fantasmagorie moderne, ou son esprit dénonciateur (un sous-texte autour du déclin conjugal, des violences relationnelles qu’il implique, et la nécessité de se redécouvrir), Pablo Berger décortique le regard, et nos façons d’être, lui-même très influencé par l’esperpento et la narration picaresque. Il enrobe ses histoires dans une étoffe délirante, et cherche l’émotion dans un décalage proche d’une certaine réalité.
Opérant des basculements, et des détournements de codes, à la manière du Cinéma de son confrère De La Iglesia, Abracadabra mute de la banale comédie de mœurs au drame fantastique tartiné d’un arrière goût de thriller. Cet esprit transgenre transmis par l’écriture baroque et déformante de son script permet à Pablo Berger d’interroger les doutes et émotions de sa Carmen, perdue dans l’état des lieux de son couple. L’ouverture se déguste d’ailleurs en Volver. Les traits sont marqués, et les femmes d’Almodovar ne sont jamais loin, au détour de quelques talons hauts et sourires libérés. Discours féministe à l’appui, il y explore une fracture, un manque, dans des désirs qui semblent conjugués au passé, et un amour qui s’est essoufflé, dans l’indifférence du mari.
Pablo Berger met ainsi en lumière ce moment précis où le couple se brise, là où le mari n’est plus qu’un étranger pour sa Femme. Alors, elle s’évade, dans des vêtements colorés, dans l’artifice et la mise en valeur. Comme pour tenter de le reconquérir, d’attirer son attention au moins une dernière fois. Dans tous ses états, telle la Carmen de Mérimée, elle envoûte de ses charmes, hypnotise (elle-même hypnotisée) et n’existe que dans la tragédie de sa passion amoureuse. L’irruption du fantastique au cœur du récit se vit par conséquent comme une transformation fantasmée, un dernier cri à l’aide de l’imaginaire, et une sorte de remise en question de l’homme idéal. Qui est véritablement l’être aimé ? Celui qui est autre, ou celui qui ne change jamais ?
Personne aux deux personnes, les identités se perdent, et le cœur se singe. Ciao/ Adios el macho. Et dans le bouleversement qu’engendre cette possession, Pablo Berger célèbre la beauté de la femme (é)perdue, comme une fleur qui ne fane jamais, mais se renouvelle sans cesse. Il y a quelque chose de magique dans cette redécouverte. Comme une première fois, et ses regards étincelants. A l’image de cette danse passionnée et mouvementée sur l’hypnotique Abracadabra du Steve Miller Band, et le rapprochement des corps comme une confidence, un aveu sur I’m Not in Love. La magie de ces fièvres du samedi soir, sans doute.
Comme dans la fable déroutante Rêve de Singe de Marco Ferreri, la figure du singe prend elle aussi une importance toute particulière : non seulement symbole d’une virilité à retrouver et d’un machisme à poignarder, elle jonche le récit pour personnifier la schizophrénie, la pulsion meurtrière tout en étant le reflet de l’étranger intérieur. Tuer le singe, seule manière d’être véritablement libre au final. Dans cette même logique, les libellules se font décoratives, comme pour symboliser l’envol en germe dans la quête de Carmen. Émancipation réaffirmée par son dernier acte pluvieux : Abracadabra invite donc les femmes à reprendre le contrôle de leur vie, par l’abandon et la fuite en avant. Se détourner des Hommes pour construire sa propre destinée et repartir sur des bases solides en somme. Radical, et un peu déconcertant. Comme une inversion au Calmos de Bertrand Blier, et ses femmes à délaisser pour du bon pinard et du pâté.
Dans l’absurde et le burlesque, Pablo Berger se construit son petit univers, impitoyable et hypnotique, là où s’écume le kitsch visuel et le plaisir du conte. L’étrangeté vient par ailleurs alimenter le comique de situation : d’une visite d’appartement influencée par L’Exorciste, à un meublé échangiste plus suédois qu’hispanique, Abracadabra ne manque pas de dérision, dans son portrait émancipatoire. Une œuvre qui a du slip, pour sûr. Maribel Verdú rayonne, tandis qu’Antonio de la Torre en impose, entre tendresse, « beaufitude » et animalité. Abracadabra surprend donc, par sa fraîcheur ibérique, mais surtout par sa maîtrise des tonalités : de la légèreté comique à la délicatesse de sa fantaisie, Abracadabra manie sa formule magique comme un concentré de dureté dans l’existence, et de magie dans l’(extra)ordinaire. L’influence Allenienne, peut-être, comme une rose pourpre de Madrid qui aurait rencontré son Homme irrationnel.
I see magic in your eyes
I hear the magic in your sighs
Just when I think I'm gonna get away
I hear those words that you always say:
Abra-abra-cadabra.
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