Le Citizen Canin de l'animation.
Et si le Cinéma de Wes Anderson n’était en fait qu’une psychanalyse silencieuse ? Ou plutôt, disons le autrement, une science des rêves en éveils ? Car, de sa cohérence dans le foisonnement et l’apparence de l’absurde, chacune de ses œuvres relève ainsi aussi bien de l’insaisissable que de l’universelle évocation. Des ballades en perspectives et en volume, visuelles comme musicales, où se réchauffent les cœurs et s’expriment les regards : là où s’érigent des émotions en géométrie variable, dans des cadres méthodiques, ne resterait finalement que le tracé d’une vie, comme mise en chanson, dans la douce folie du temps.
Puisque de cette plastique où le seul plan suffit parfois à faire corps avec son cinéaste, l’essentiel serait dans son contraste : cette fragilité des sentiments dans un univers où les codes structurés viennent intensifier les désordres émotionnels de ses personnages. Des figures constamment emplies d’un manque, d’une mélancolie, guidées par l’accomplissement d’un désir dans un contenu qui ne cesse de le refouler. Comme le reflet d’un imaginaire face à l’Humain, de l’humain face au monde, dans ce qu’il a de plus cruel, de plus bienveillant et de plus naturel.
Et de cet ordre si symptomatique de sa propre singularité, Wes Anderson s’évertue à en révéler les blessures, là où l’inconscient ne fait que les atténuer. Le propre du rêve donc, dans une fuite constante vers un ailleurs où s’harponnent les sentiments, et où s’érige le temps de l’illusion. Car qu’il s’agisse d’un renard en animation ou d’un bonnet rouge dans le cinéma de sa propre aventure, tout n’est qu’une question d’illusion. Une sorte de réel en dérivation pour retranscrire l’éclat ou l’obscurité d’une réalité, d’une actualité et d’une vérité. Isle Of Dogs fait plus que jamais parti de ce rêve lucide sur un monde en lignes de fuite : une terreur nocturne, où l’enfance et l’esprit canin constituent les seules lumières pour nous sortir de ce cauchemar fait de déchets et de rejets.
Car Isle Of Dogs s’analyse avant tout comme une prise de risque pour Wes Anderson. Sous ce maniérisme unique et artisanal, l’ampleur de sa démarche n’a d’égale que la portée politique de son œuvre : il ne s’agit plus de capter les fractures d’une famille dysfonctionnelle, mais celles d’un monde dysfonctionnel. Un macrocosme où les teintes pastelles et les crabes berlingots s’assombrissent dans un nuage de pollution, aussi bien idéologique qu’environnementale. Puisque cette île, où l’on rejette la « vermine » sous prétexte d’une grippe canine, se veut faire l’écho des heures les plus sombres de l’Histoire : du plan Madagascar à sa solution finale, l’exil des canidés n’est que le miroir de tous ces opprimés à travers le monde ; et du traitement inhumain qu’une « élite » leur réserve.
Et en cela, sa mise en scène au cordeau rend la notion d’ordre d’autant plus pertinente qu’elle s’inscrit dans une forme de totalitarisme : des cadres fixes et de nombreuses plongées/ contre-plongées pour en retranscrire les relations de domination et de soumission ; à la manière d’un Fantastic Mr. Fox, où se révélait l’animalité des hommes dans un monde semblable à une ferme aux animaux, lieu où s’exerçaient des relations d’ascendance et d’oppression. Au point que le récit s’en trouve rapidement remanié en dystopie, dans la mesure où l’aura fasciste de sa société érige un Big Brother en figure de maire et une sorte de Frankenstein tout droit sorti de l’univers Tim Burton en figure d’associé diabolique.
Et dans ce climat totalitaire, un seul regard au patronyme du maire suffit à comprendre la pensée d’Anderson : Kobayashi, à défaut d’être le plus grand mangeur du monde (dont la nourriture serait ici le contrôle de son peuple), renvoie directement au cinéaste japonais rendu célèbre pour son illustre Hara-Kiri, œuvre dans laquelle la société japonaise traditionnelle était déjà mise à mal par sa remise en question. Une figure de chef empreinte d’ailleurs d’un écho saisissant au Citizen Kane d’Orson Welles : d’un culte de la personnalité par la grandeur de son faciès affiché à l’envie de contrôle étatique, la manipulation des foules passe par la démesure, mais surtout par le discours de sa figure. Des déclarations non sans rappeler la vision de certains politiques, là où le bavardage se bâtit sur des murs et la peur de l’étranger, tout en prônant un certain conservatisme.
Le Cinéma de Wes Anderson n’a ainsi jamais été aussi sombre, et cette soudaine violence thématique en surprendra plus d’un. L’atmosphère pop n’est plus qu’une musique à tonalité rompue, entre tambours folkloriques et un planant et harmonieux « I Won’t Hurt You » du West Coast Pop Art Experimental Band. D’autant plus que le cadre de l’animation agit comme une sorte d’antithèse ou plutôt d’adoucisseur face à l’univers dépeint. Et pourtant, à cette déportation canine, s’animent des chiens dépouillés de leur humanité, victimes de la cruauté animale et des expérimentations scientifiques (non sans un certain écho à l’unité 731 et ses crimes contre l’humanité); sauvages, maigres, les yeux exorbités, au seuil de la folie, du cannibalisme et de la mort.
Anderson semble d’ailleurs vouloir y injecter une légère critique du modernisme : de son intérêt pour le manuel, le matériel et le charme d’antan, il y oppose ces chiens de ferraille et sans poils. Comme un inversement dans le reflet de son Fantastic Mr Fox : contemplant la grandeur naturelle du Loup et sa liberté dans l’animalité, Chief en est réduit ici à fixer une forme de canidé qu’il ne peut renifler ; un chien mécanique, une force créée par la main de l’Homme, qui dans la même posture et cadre que le loup, s’impose à la domination naturelle. Tout comme cette idée d’un monde où la surconsommation a conduit à la création d’une île poubelle, une décharge où se rejettent les parias et le bon sens. Heureusement, le pessimisme de Wes Anderson ne dure qu’un temps.
De la figure du chien, en ressort le désir inné de faire plaisir. Des chiens qui, malgré leur condition, se veulent porteurs d’idéaux unificateurs. Chercher à s’apprivoiser, à se connaître et à domestiquer son inconscient. Des Chiens qui deviendraient plus « humains » que les maîtres : des adultes comme tous les pères du Cinéma d’Anderson, figés dans leur propre blessure, et leur ignorance de l’enfance. Une enfance que l’on enterre d’ailleurs pour la lutte, et la révolution ; comme en témoigne la résistance emmenée par un groupe d’étudiants, la jeune américaine puis Atari. Un deuil de l’innocence pour la sauvegarde des derniers idéaux d’humanité : la jeunesse s’impose alors, par son envie de changer les choses, comme une graine démocratique dans une terre infestée par les pesticides du capitalisme. Néanmoins, de cette enfance à perte, restent le spleen de son aventure, et les thématiques caractéristiques aux œuvres de son réalisateur.
Car, dans chacune des ses œuvres, Anderson n’a jamais cessé d’explorer la notion de famille : de l’impossibilité d’en créer une aux dysfonctionnelles relations entre ses membres, le développement de ses œuvres aboutissait toujours en une forme de réunion, qu’il s’agisse d’équipage ou de fraternité, d’amour ou d’amitié, du moment que le collectif triomphait des solitudes et des blessures individuelles. Isle of Dogs ne déroge pas à cette règle : un portrait de famille dans la mesure où le clan des chiens développe un lien particulier au fil du récit, entre protection, engagement pour le groupe, et bienveillance dans l’entraide. Une famille que l’on se choisit en somme. Des chiens à la recherche d’un maître, d’un père finalement. Et en soi, Chief qui se voudrait être le « père » / maître des chiens, se retrouve à devenir le chien de son maître, un fils sans père qui finit par le retrouver dans une quête canine, entre jeu du bâton et tendresse dans la liaison.
Cependant, là où Wes Anderson excellait dans la caractérisation complexe de ses personnages, Isle Of Dogs manque peut-être de subtilité dans l’émotion, et notamment vis-à-vis de ses personnages humains. Entre la facile rédemption du maire ou le manque d’attachement à Atari, seuls les chiens arrivent à transmettre ce souffle de vie et de mélancolie. Peut-être que l’incompréhension liée au procédé de non-doublage des humains contribue à cette sous-expressivité ? Mais en même temps, cette prise de risque renforce le décalage entre animalité et humanité au point d’inverser les rapports et les points de vue. Quoiqu’il en soit, Isle Of Dogs est définitivement un film de voix : de la tendresse insoupçonnée dans le timbre vocal de Bryan Cranston à la douce fragilité d’une Scarlett Johansson (s’exprimant sur l’amour d’un chien pour un enfant), Anderson élève son incroyable casting de voix (Edward Norton, Jeff Goldblum, Liev Schreiber, Bill Murray ou encore Greta Gerwig) dans le cœur même de son animation.
La finesse est dans chaque instant tout comme la poésie est dans chaque détail. L’animation nourrit ainsi l’obsession d’Anderson pour les détails dans la mesure où chaque plan se compose selon le bon vouloir de celui qui le crée : un contrôle total sur son visuel pour un résultat à la maniaque splendeur (le making-of fascine par ce don de vie à ces marionnettes en mouvement). Et malgré l’identité qu’il y déploie, Wes Anderson parvient à se réinventer à chaque film tout en y imposant une cohérence. En investissant l’harmonie de l’espace pour se détacher d’un réel désordonné, il insuffle à son décor un doux parfum d’orient et d’ailleurs.
Les plus cinéphiles y verront probablement des références à Kurosawa (à la manière des Sept Samouraïs) ou à Ozu, à une culture japonaise traditionnelle où le raffinement est roi, là où la mise en scène d’Anderson s’allie aux estampes d’Okuzaï. Une iconographie unique, de textures et de mouvements, où s’invitent la poésie de Saint-Exupéry (et du petit aviateur du soleil levant) et l’absurde mystérieux de Jérôme Bosch. Jusqu’à ce que le haïku nous embrasse et nous murmure cette science des rêves, où les couleurs s’assombrissent pour mieux en dévoiler l’humanisme. Stop (é)motion, arrêt sur un mouvement qui se perd, celui d’un temps, d’une poésie passée, où les enfants n’étaient pas encore des adultes en devenir.
Et même s’il ne réitère pas la magie et la magnificence de son Grand Budapest Hotel ou de sa Vie Aquatique, Wes Anderson n’en demeure pas moins un fabuleux conteur d’histoires, dont la pureté et la singularité résideraient dans ce style inimitable de perfection dans la composition : travellings latéraux et verticaux, humour en décalage, récit faussement embrouillé, découpage chapitré, quête paternelle, patine nostalgique, enfance à l’épreuve d’un temps, tous les motifs y sont répétés, mais dans un degré de renouvellement tel que chaque instant y trouve un nouvel écho. L’île aux Chiens apparaît alors comme une toile de maître, sur la difficile communication dans un monde où la tolérance est mise à mal et où le seul moyen de réveiller les consciences réside en l’approche de l’Autre. Et de son Cinéma Atlantide (une perle unique dans un océan de conformisme) à croquettes consommées, Wes Anderson poursuit son voyage vers un ailleurs où la gravité des questionnements contemporains et la dérision dans la douleur se mêleraient au rêve, à la récréation et à une poésie dans la déprime. Pour la justesse des sentiments et un temps à rattraper.
Critique à lire également sur Le Blog Du Cinéma.