Yorgos Lanthimos met en boite son premier film accessible après des films d’auteurs hyper pointus tous primés à Cannes quoi que très absconds. Un film en costume quoi de mieux pour toucher le grand public. On pourrait penser cela, mais le réalisateur grec ne se départi pas, même lorsqu’il cotoie le cinéma de genre comme ici, d’un regard radical et décalé. Il revisite et dépoussière sérieusement le genre avec ce film ; même si on pourrait le taxer de quelques boursufflures stylistiques. Boursufflures critiquées par certains mais si utiles ; comme l’utilisation fréquentes du Fish-Eye (cher à Kubrick) pointant la vacuité du pouvoir, l’isolement des puissants via un œil voyeuriste extérieur bien conscient des faiblesses du pouvoir. Et c’est toujours autant d’actualité.
Et l’histoire là dedans. "La Favorite" repose sur un socle historique solide en mettant en scène les rapports entre la reine Anne (1695-1714, montée sur le trône en 1702) avec sa Première dame, Sarah Churchill, dont elle était très proche, mais avec laquelle elle avait un différend politique. Le film invente en revanche le personnage d’Abigaïl Hill qui va mettre le feu aux poudres entre elles, alors que la guerre fait rage entre l’Angleterre, l’Espagne et la France. Issue d’une famille aristocratique déchue, Abigaïl Hill (Emma Stone) est introduite par Sarah Churchill (Rachel Weisz), sa cousine, comme servante à la cour de la reine Anne (Olivia Colman). Alors que la préférée de la souveraine gère le pays à sa place en raison d’une santé fragile, Abigaïl s’attire les faveurs d’Anne au détriment de ce qui devient sa rivale, en influençant à son tour la reine.
Et qu’à voulu monter Lanthimos via cette histoire ancienne ; il le dit en interview : « Ce qui m’intéressait, c’était la manière dont le comportement d’une poignée de gens peut transformer le déroulement d’une guerre et influer sur le destin d’un pays », explique le réalisateur pour qui les choses ne sont guère différentes aujourd’hui. À ce marivaudage cynique et glaçant, dont les hommes ont été exclus, Yórgos Lánthimos, ajoute sa touche personnelle, mélange de grotesque et de noirceur absolu.
La cour emperruquée et poudrée à l’excès passe son temps dans des distractions aussi vaines qu’absurdes, comme une course de canards ou un lancer d’oranges sur cible vivante ; les domestiques y sont aussi cruels que les puissants ; le premier ministre, Lord Godolphin, et son principal opposant, parfaitement ridicules. Et plus largement, c’est le rôle ce que l’on apelle aujourd’hui les spin doctor qui est l’un des cœurs du film ; le film étant si riche de thématique.
La relation dominant – dominé dans un ballet perpétuel pour avoir les faverus de la Reine est glaçant. Et jusqu’à la scène finale ou la nouvelle favorite devient le lapin de la Reine ; elle se fait écraser alors qu’elle pensait avoir pris le pouvoir par un même geste d’écrasement et de domination. Et donc à la fin tout finit par reprendre sa place, comme si c’était immuable.
Et sur Culturopoing : « C’est d’abord un diptyque monstrueux que le film donne à voir, en faisant le portrait de la reine Anne, personnage sans envergure qui régna en Angleterre de 1702 à 1714, et de sa favorite Lady Sarah, respectivement interprétées par Olivia Colman et Rachel Weisz. Cette amitié est attestée par les historiens mais les scénaristes ont avoué avoir pris une certaine liberté vis-à-vis des faits réels. La reine est dépeinte de manière grotesque : sans jugement, geignarde, presque répugnante, elle suscite d’abord le dégoût du spectateur, consterné de voir un personnage si mal assorti à sa fonction. La multiplication des gros plans sur le visage boudeur de la reine ainsi que son maquillage outrancier contribuent à faire d’elle une marionnette sans épaisseur que semble manipuler Lady Sarah. Pour autant, le film ne tombe pas dans un manichéisme facile et propose une représentation contrastée de ce couple étonnant. Le talent de Yórgos Lánthimos est d’autant plus manifeste que ce dernier parvient progressivement à adoucir le regard du spectateur sur un personnage qui a d’abord fait office de repoussoir. Si la reine reste foncièrement ridicule, elle gagne en complexité et devient touchante dans son malheur et sa mélancolie.
Ce mélange des registres est également présent dans la peinture de la cour, tout à la fois satire impitoyable des courtisans et méditation empreinte de gravité sur la politique. Les divertissements de cour contrastent avec la situation difficile du pays, épuisé par la guerre contre la France et par la révolte des paysans surtaxés. Une des premières séquences du film, particulièrement brillante, met en scène une course de canards organisée par les Grands du royaume au sein du château. Filmée au ralenti et en contre-plongée, la séquence met en lumière la décadence et la puérilité des aristocrates. Par un retournement baroque, ce sont les courtisans qui font figure d’animaux sauvages en regard de la docilité des animaux. Ainsi, l’enfantillage des courtisans n’a d’égal que leur inconscience.
Mais la véritable guerre, celle qui oppose Lady Sarah à sa cousine Abigail Hill, a lieu dans l’enceinte même du château, où les deux femmes se disputent les faveurs de la reine. C’est certainement l’aspect le plus passionnant du film, celui qui consiste à décliner au féminin une réflexion sur l’ambition, l’opportunisme, et les rapports de domination. Dans cette course au pouvoir, la difficulté consiste à savoir rester à sa place tout en essayant de mettre tout en œuvre pour obtenir la confiance de la souveraine. Monter dans les échelons de la société de cour s’accompagne paradoxalement pour ces femmes d’une forme d’abaissement, comme si la quête de la gloire entraînait aussi le sacrifice des valeurs morales. C’est un jeu pervers où tous les coups sont permis mais où l’on ne peut gagner sur tous les tableaux.
La représentation de la course au pouvoir chez Lady Sarah et sa lointaine cousine s’accompagne d’une virilisation des héroïnes à travers les vêtements, l’attitude et la parole. Maîtresse-femme, la confidente de la reine sait manier les armes avec dextérité, se plaît à s’habiller en homme quand les circonstances l’autorisent, et fait montre d’une éloquence exceptionnelle. Les scènes où celle-ci mouche Lord Harley, alors Premier ministre du royaume, reviennent comme un leit-motiv comique, et soulignent l’impuissance de ce dernier. Si les femmes sont virilisées, de même, les hommes sont systématiquement féminisés et leurs perruques abondantes, leurs parures et leur maquillage extravagant font signe vers un retournement des valeurs, une inversion de l’ordre patriarcal. Le réalisateur se plaît aussi à dissimuler l’obscénité des personnages sous leurs costumes, infamie qui réapparaît ici et là involontairement. Yórgos Lánthimos parsème son film d’images métaphoriques de la souillure et de la tâche – une robe pleine de boue, un visage défiguré, une giclée de sang-, comme pour dévoiler les impostures. Il organise un fascinant jeu de va-et-vient entre le pur et l’impur. La sexualité subit le même traitement, dévoilant les secrets d’alcôve, le scabreux derrière la porte.
La Favorite rend hommage à cet autre cinéaste conceptuel qu’est Peter Greenaway, avec un goût tout aussi prononcé pour la trivialité et le grotesque que les beaux atours peinent à dissimuler. Derrière la beauté de ses habits, l’individu est bien sale. Aussi l’ombre de Meurtre dans un jardin anglais ne cesse de roder autour de cette autre demeure. Plus que de le revisiter, Lanthimos lui applique la stylisation de sa propre mise en scène, à la fois élégante et coupante, où la déformation du grand angle sert les vertiges de la perception. Yórgos Lánthimos excelle à utiliser toutes les ressources du langage cinématographique pour représenter ses personnages. Il travaille notamment leur rapport à l’espace pour symboliser leur état, leur fragilité ou leurs aspirations. Le réalisateur se plaît à filmer de manière répétée les allées et venues des personnages dans une galerie d’une longueur qui semble infinie, comme pour signaler la lourdeur du protocole et des usages de cour. Les pièces immenses dans lesquelles évolue la souveraine semblent également révélatrices d’une certaine incompétence. L’ouverture du film est à cet égard éloquente. On y découvre la reine de dos, dans une vaste pièce lambrissée. La longueur de sa traîne pourrait ici matérialiser la charge que représente l’exercice du pouvoir. Dans cette séquence d’ouverture, le montage alterné nous fait aussi découvrir le personnage d’Emma Stone, coincée entre les passagers trop nombreux d’une diligence. L’exiguïté du véhicule et la promiscuité qu’il impose tendent ici à suggérer la déchéance sociale de la jeune femme, bloquée au sens propre comme au sens figuré.
Si l’on peut être frappé par la perfidie des héroïnes de La Favorite, celles-ci n’agissent pas pour autant gratuitement ou par pure perversion, contrairement aux personnages de libertins ou de roués qu’on retrouve chez Choderlos de Laclos. Le tempérament froid et calculateur du personnage incarné par Emma Stone trouve d’une certaine manière son explication dans la mention d’un passé traumatique. C’est parce qu’elle a vécu l’horreur de la chute, qu’elle a subi l’inconséquence d’un père endetté et peu consciencieux qu’elle intrigue. Sa connaissance intime de la brutalité masculine, d’autant plus usuelle que les hommes sont nobles, témoigne en outre d’une expérience et d’une lucidité exemplaires. Ainsi, quand l’opportunisme dicte aux héroïnes leur attitude, c’est davantage par pragmatisme que par noirceur. La médaille a d’ailleurs son revers et la puissance de ces femmes semble par moments bien précaire. En cela, ces favorites, quoique dissemblables, frappent surtout par leur humanité tant elles ont partagent la quête angoissée d’une autonomie, d’une indépendance utopique »
Un film à voir plusieurs fois pour capter toute la richesse des situations et du propos.
tout-un-cinema.blogspot.com