Le pauvre Aimé Césaire, un menu rhapsode que je goûte peu par ailleurs, se trouve souvent cité à tort et à travers, dès qu’il s’agit de prôner la tolérance et le respect interracial. À notre tour, piochons donc sans vergogne du côté de « La Tragédie du roi Christophe » pour ouvrir cette critique : « S’il y a une chose qui m’irrite, c’est d’entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu’il n’y a ni Blancs ni Noirs. »
À la lecture du synopsis de « Get Out », une parodie horrifique de la comédie sociale « Devine qui vient dîner ? », nous pouvions craindre que le film ne se résume à une démarche commerciale opportuniste, avide de s’accaparer la montée en puissance du mouvement militant « Black Lives Matter » et de faire fructifier le retour de la question raciale dans les années post-Obama, tout en soufflant sur les braises des événements de Charlottesville. Sans chasser d’un revers de main cette éventualité, le cinéma américain n’ayant cure d’exposer une interprétation immédiate et outrée de son Histoire, force est de reconnaître que le réalisateur Jordan Peele évite divers écueils et propose ici une série B tout à fait convenable.
« Get Out » contourne en premier lieu le lourd pensum antiraciste auquel son sujet ne l’invitait que trop : la rencontre entre Chris, un jeune photographe noir, et les parents blancs de Rose, sa « girl next door » idéale. De manière assez surprenante aujourd’hui, mais davantage compréhensible si on a été initié aux charmes de la blaxploitation des années 1970, Jordan Peele développe au contraire un discours racialiste qui se fout allégrement de la gueule des pincettes bienpensantes saisies par la gent WASP devant un homme de couleur. Et c’est alors tout un cinéma apprêté qui se trouve ridiculisé, avec sa politique des quotas, sa manière de s’accaparer et de traduire fallacieusement les stéréotypes et le langage des « minorités », son multiculturalisme de facade et son fantasme d’un certain métissage. Tout le début du film moque ainsi le naturel contraint des parents Armitage (oui, les mânes de Lovecraft habitent le lieu), dissimulant leur gêne de recevoir un noir avec des allusions lourdes et diverses circonlocutions émaillées d’emprunts langagiers (« my man ») qui frôlent constamment les pires stéréotypes sans avoir l’air d’y toucher. En proie à une logorrhée maladroite, Dean Armitage, le pater familias, déplore de n’avoir pu voter pour un troisième mandat d’Obama, évoque la frustration de son grand-père après avoir été supplanté par Jesse Owens lors des Jeux Olympiques de Berlin en 1936, tout en s’égarant dans une obsessionnelle métaphore filée sur le parasitage de la forêt par des chevreuils. Cette manière de brasser les vignettes d’Epinal de la « culture noire » et de danser constamment sur la ligne rouge du politiquement correct constitue en définitive le véritable racisme dénoncé dans cette première partie très sociale, au comique acerbe. Ce retour constant à la couleur de peau de Chris évacue en fait une problématique sociétale, celle de la difficulté à accepter un bohême orphelin dans une famille démocrate de la haute-bourgeoisie - laquelle, avec ses références culturelles égrenées à la va-vite comme des mécanismes de défense, ses souvenirs de voyage convenus, et ses deux domestiques noirs forcément conservés par reconnaissance familiale, apparaît comme une parodie outre-Atlantique de nos bobos parisiens. Ainsi, aucun intérêt n’est montré pour l’activité artistique du photographe Chris, le jeune frère Jeremy Armitage préférant parler sport et performances physiques. Le raout annuel organisé par les Armitage pousse ensuite jusqu’à l’outrance le racisme mondain, dans un mélange de répulsion et de fascination, une invitée fantasmant par exemple les performances sexuelles de l’éphèbe. Il en résulte un sentiment d’étrangeté et de gêne contenue, aussi bien dans la famille que chez le noir invité, qui ne demande qu’à exploser. Pour ce faire, et c’est la bonne idée de Jordan Peele, « Get Out » bascule soudainement du cinéma social dans le film d’horreur, notamment grâce à la séance d’hypnose pratiquée sur Chris par la mère psychiatre. Cette tentative manifeste de captation du jeune mâle noir, d’acculturation occidentale forcée, met à nu les intentions hostiles de la famille. Fini alors la politesse, les rires gênés, les réponses compassées ; il s’agit pour Chris de tomber le masque et de réveiller sa vraie nature ! « Debout et libre » !
La deuxième partie du film, sciemment grand-guignolesque, sonne l’hallali de la comédie de mœurs pour virer de manière folle dans un jeu de massacre réjouissant. Le twist, attendu depuis le prologue, puis amené au gré d’indices habilement disséminés (le refus du contrôle policier, le goût immodéré des parents pour les câlins…), autorise une réévaluation plus légère de la première partie. L’intérêt fébrile porté aux « qualités noires » de Chris s’explique ainsi par le sombre projet fomenté par la famille Armitage : se servir de lui comme d’un hôte, le vendre aux enchères afin d’offrir son corps et ses attributs physiques aux riches invités de la garden-party. Les deux domestiques noirs aux comportements étranges abritent ainsi les grands-parents Armitage et c’est un photographe aveugle qui désire maintenant les yeux de Chris. La « Coagula Procedure », assimiler l’intelligence de l’homme blanc dans le physique d’un black, incarne à merveille l’intention politique et le fantasme très contemporains d’un métissage forcé. La véritable nature des WASP révélée, Chris ne pourra lutter à armes égales qu’en opposant la sienne. Dans des séquences qui rappellent fortement le déchaînement de barbarie auquel se livre Jim à la fin de « 28 jours plus tard », le jeune homme se mue en bête (la métaphore filée, on vous dit…) pour éliminer un à un les membres du clan familial. Mais ce qui sauvera davantage encore Chris, c’est d’avoir conservé un lien mobile avec son meilleur ami, le douanier Rod Williams. Cette préservation d’un langage, de codes de reconnaissance, d’un héritage en somme, lui permet de résister aux désirs de zombification de la famille Armitage. N’oublions pas également que si le héros parvient à s’échapper de la cellule d’endoctrinement par la télévision, c’est grâce au coton arraché des accoudoirs d’un fauteuil et fiché dans ses oreilles pour ne pas entendre le chant des sirènes blanches. En un plan, Jordan Peele en remontre à plus de deux heures de larmiche sur l’esclavage dans « Amistad » !
Le premier long-métrage de l’humoriste (distingué dans la série à sketchs « Key & Peele) s’affirme donc comme une réussite inattendue, pleine de qualités. Comme en témoigne le plan-séquence liminaire, la mise en scène est plutôt sérieuse et appliquée. Les différentes références aux thrillers et aux films d’horreur (« Shining », « Halloween », « La Nuit des morts-vivants », « Massacre à la tronçonneuse », …) sont incorporées à l’ensemble sans la lourdeur du cinéma autoréférentiel, le film s’inscrivant sans ambages dans une lignée tout en cherchant à y trouver une place singulière. La direction d’acteurs, de seconds rôles particulièrement, s’avère correcte : Caleb Landry Jones s’affirme comme une des étoiles montantes du cinéma américain intelligent après ses quelques apparitions dans la saison 03 de « Twin Peaks » et LilRel Howery insuffle par petites touches une veine comique appréciable,
notamment lors de la séquence où il contacte Rose au téléphone.
Sans avoir la prétention cinématographique de réaliser autre chose qu’une honnête série B, Jordan Peele présente néanmoins une tragi-comédie cathartique qui laisse présager du meilleur pour la suite de sa carrière. Il ne reste plus à souhaiter qu’à l’instar de Chris,
plongé dans la « Sunken Place » de l’hypnose
, il ne suive pas les sirènes commerciales jusqu’à contempler de loin, médusé, ses réalisations originales récupérées par une autre doxa "blanche" qui règne en maître sur Hollywood…