On aime François Ozon. Pour sa finesse, son analyse et ses personnages. Pour le trouble, voire le malaise fascinant qu’il suscite. On s’était aventuré Dans la maison, découvert Une nouvelle amie avant de débarquer en plein après-guerre, en 1919, auprès de parents sans fils et de leur (belle) fille désormais veuve. Tous les jours, elle se rend sur la tombe de Frantz, son défunt mari : Adrien aussi, même s’il court des risques. Cette époque était sous l’emprise d’une haine mutuelle entre français et allemands : ce qu’on appelle la « paix », la « fin de la guerre » n’était qu’une vaste fumisterie. On a d’ailleurs droit à certains échanges sur les causes de la guerre, pourquoi tant de morts, à qui la faute… Pour mieux analyser cette société ancrée dans le souvenir, dans un temps marqué par les obus et l’habitude de la mort, Ozon a choisi le noir et blanc. Après un générique ultra-sobre dans l’ombre de ceux des années 30, c’est une séquence épurée qui ouvre cette histoire d’amour confus entre une femme troublée et un ancien combattant traumatisé. On note très vite la délicatesse de la lumière sur les visages, la manière dont elle influe sur l’atmosphère en demi apnée de début du XXème. Le lien entre les deux inconnus, c’est Frantz. Adrien rend visite aux Hoffmeister pour leur parler de lui : il parle des visites à Orsay, des cafés, des discussions, des moments d’amitié (impossible ?). « N’ayez pas peur de nous rendre heureux » répond Magda, la mère, à son silence. Mais ce regard nerveux, cette démarche hâtive cachent quelque chose chez Adrien, un secret auquel ses visites sur la tombe de son ami prennent des airs de regrets, de rédemption même. On se prend très vite au jeu des acteurs, principale souffle dramatique : Pierre Niney, forcément, nous émeut une fois de plus, et Paula Beer illumine par sa grâce ces moments de confusion où le dialogue paraît inutile. Sur le quai, par exemple, quand Adrien s’en va et qu’elle refuse son amour, c’est une scène qui se déchire dans les lambeaux du sanglot, dans un raffinement brut.
Après le départ fautif d’Adrien, Anna se décide à partir en France pour le retrouver. Au prix d’échanger les rôles et d’être l’intruse à son tour. Elle le cherche, même si elle sait ce qu’il a fait : le mensonge à ses parents, son amour inavouable, tout cela s’emmêle dans un chaos sentimental ordonné par la mise en scène radicale de François Ozon. Loin d’être une frustration sentimentale perpétuelle, le film parvient à préserver le bonheur ainsi qu’une porte – petite mais visible – qui ouvre sur un monde plus vif où les gens ont pardonné les querelles de l’autre : le présent, symbolisé par un passage à la couleur. Ces passages sont rares, car « idéalistes » pour ceux qui les imaginent. Même le pardon n’achève pas l’angoisse d’Adrien, cette angoisse de n’avoir rien mérité et d’être coupable, depuis la guerre, d’être vivant, de se relever après une explosion et d’avancer, assourdi au milieu des décombres, sans vraiment avoir conscience du monde et des autres, renfermé dans son propre traumatisme, sa propre névrose. L’amour en est-il la solution ? Une retraite, plutôt, une manière de valoir quelque chose, de retrouver une personne qui nous aime et panse nos blessures. Les sentiments sont purs dans ce film malgré tous les obstacles qui les altèrent.
Et puis, il y a ce tableau de Manet, effrayant et hypnotique, Le Suicidé – dont le seul nom est bien assez explicit. Il occupe une place symbolique dans ce film, sans qu’on sache précisément sa signification. C’était la toile préférée de Frantz selon Adrien. La première fois, il apparaît comme un avertissement surgi du passé, fantasmé par Anna et ses beaux-parents qui ne vivent que grâce au souvenir de leur fils. Mais le chemin ne va pas droit : il change vite de direction et nous fait suggérer que c’est en fait Adrien, le suicidé, celui qui s’enterre vivant sous la terre du remord. Sa mère pense que c’est Anna qui tourmente sa nature fragile : « Ce n’est pas moi. C’est Frantz. » Elle ne ment pas en disant cela : elle aime Adrien mais il n’a pas la tête à aimer, la relation est donc plus simple qu’il n’y paraît. Seulement aucun d’entre eux n’a les pieds sur terre car ils vivent dans deux réalités différentes. On ne sait ce qui, de son ancienne relation avec Frantz ou de son être tout entier, pousse Anna à trouver Adrien. Il dit lors de leur première promenade : « Ma seule blessure, c’est Frantz. » Dans ce sens, a-t-il renoncé à stopper l’hémorragie ? Ou ne vit-il que par l’absence de cet ami ? La vérité n’apporterait certainement pas toutes les explications. Quoiqu’il en soit, une seule personne arrive à se détacher de ce la mémoire de ce soldat : Anna retourne voir Le Suicidé, un jeune homme assis à côté d’elle. Il lui demande ce qu’elle ressent devant ce tableau. « Il me fait sentir à quel point je suis vivante. » Arrive un moment où il faut faire le deuil du deuil et aller au devant – show must go on. Tant pis si on renonce à mourir…