L’insuccès de “L’impératrice rouge” (1934) suivi de celui de “La femme et le pantin” (1935) marquèrent la fin de la collaboration de Josef Von Sternberg avec La Paramount mais encore plus grave, celle de son association exclusive avec Marlène Dietrich qui sur sept films depuis le coup de tonnerre en provenance d’Allemagne que fut “L’Ange bleu” en 1930 avait permis au réalisateur de concevoir un univers exotique à chaque fois renouvelé, joyau esthétique au sein duquel l’actrice, pourtant magnifiée par les éclairages savants de son réalisateur, avait fini par se sentir prisonnière. Sans doute Sternberg aurait aimé continuer à exercer encore quelques temps ce travail d’orfèvre aujourd’hui presque unanimement reconnu comme unique dans l’histoire du cinéma. On peut dire que Dietrich et Sternberg sont chacun entré dans l’histoire du septième art grâce à l’autre. Ils sont depuis indéfectiblement liés dans l’imaginaire collectif des cinéphiles.
Difficile donc pour Sternberg, sans doute encore secrètement amoureux de celle qu’il n’a jamais pu vraiment posséder autrement que par le truchement de sa caméra, de rebondir. A postériori, en observant ses films muets encore visibles (sauf un parlant) réalisés entre 1925 et 1930, on devine que le réalisateur à travers l’emploi d’actrices comme Georgia Hale, Evely Brent, Betty Compson ou encore Fay Wray était depuis ses débuts à la recherche de l’idéal féminin qui s’accorderait avec l’univers esthétique qui l’habitait. Les quelques films qu’il enchaîne alors pour différents studios dont un inachevé avec Charles Laughton (“I Claudius” en 1937) et un autre pour lequel il n’est pas crédité (“Cette femme est mienne”) ne sont que des commandes sans grands moyens ne l’inspirant que très modérément.
Les choses semblent s’arranger quelque peu quand tombe entre ses mains et celles de Jules Furthman, le scénariste favori de sa grande période créative, “The Shanghaï Gesture”, la pièce de théâtre sulfureuse de John Colton (auteur américain ayant passé les 14 premières années de sa vie au Japon) montée à Broadway en 1926 et ayant donné lieu à plus de trente traitements tous refusés par la censure. Avec l’apport de cette manne inespérée, le producteur avisé Arnold Pressburger, autrichien de naissance comme Sternberg, contribue sans aucun doute à réveiller un imaginaire endormi.
Le bordel luxueux centre névralgique d’un trafic d’opium dirigé par une maquerelle répondant au nom très suggestif de “Mother Goddam” est remplacé par un casino tenu d’une main de fer par “Mother Gin Sling”. Une suite de modifications mineures aux yeux de Sternberg qui doté d’un budget très confortable saura insuffler par des voies détournées le soufre de l’Orient, lui dont la plupart des films avec Marlène (le fameux “Shanghaï Express” scénarisé par Furthman) se déroulent dans le monde interlope des empires décadents qu’ils soient coloniaux ou austro-hongrois. La courte entame dans une ruelle surpeuplée dévoile la corruption qui gangrène la cité avec cet agent de police réglant la circulation tout en faisant converger une jeune étrangère (Phyllis Brooks) fraîchement débarquée et prise en flagrant délit de larcin vers le très suave et indolent docteur Omar (Victor Mature) qui va la mener tout en douceur vers le lieu d’ancrage où ses charmes pourront être mis à profit.
Le casino “never close” de “Mother Gin Sling” peut donc s’offrir aux yeux du spectateur. Lieu clos, grouillant et irrespirable que lors d’un plan magistral, la caméra de Sternberg pénètre en s’enfonçant dans l’immense aire de jeu composée de cinq cercles concentriques sorte de reproductions miniatures des dix bolges infernales que Dante décrit dans sa “Divine Comédie”. Au centre, la roue actionnée par Marcel Dalio, sorte de diablotin agité mais imperturbable qui par le biais du hasard régente la fortune, le destin et les humeurs d’un monde cosmopolite venu assouvir sa soif inextinguible d’inconnu. Un monde orchestré par Mother Gin Sling (Ona Munson) sorte de gorgone mystérieuse dont chaque geste ou parole semble pesé au trébuchet et qui doit faire face à une petite troupe d’émissaires dépêchée par un potentat (Walter Huston) de Singapour pressé de faire main-basse sur le quartier et donc sur le Casino avant le Nouvel An Chinois. Sans affect apparent, Mother Gin Sling envoie ses affidés évaluer la personnalité et la situation exacte de l’homme d’affaires si vorace. Entre-temps est entrée dans le Casino Poppy Smith (Gene Tierney), jeune étudiante de très bonne famille qui se laisse séduire puis enivrée tout à la fois par le jeu et l’hypnotique docteur Omar.
Ayant à sa disposition toute une palette de personnages énigmatiques aux multiples visages, Von Sternberg est tout à son affaire pour sublimer une intrigue à la simplicité minérale et retrouver comme par miracle sa verve esthétique en filmant magnifiquement les trois femmes qui habitent son film. Phyllis Brooks “petite sœur” de Bette Davis, interprétant Dixie Pomeroy, fille de mauvaise vie marchant sur le fil du rasoir entre vulgarité et sensualité. Un personnage sans aucun doute plus conforme à la réalité de l’endroit mais auquel Sternberg, souvent dans le fantasme et à la recherche du beau fait rarement appel hormis lorsqu’il avait employé Olga Baclanova (actrice mythique du “”Freaks” de Tod Browning en 1932) en tenancière de bar malfamé dans “Les damnés de l’océan” (1928). Ona Munson dans le rôle de Mother Gin Sling, actrice de théâtre et chanteuse au destin tragique (elle se suicidera en 1955 à seulement 44 ans), ici complètement grimée pour ne faire ressortir que ses yeux toujours mis clos pouvant exprimer une extrême dureté ou laisser transparaître les traces de blessures intimes profondes. Ses tenues que l’on devine chamarrées et ses coiffures très haut perchées lui donnant l’allure d’une gorgone dotée d’une grâce infinie, la parent d’un mystère qui ne se dissipera pas tout au long du film. C’est donc Ona Munson dans le rôle le plus marquant de sa courte carrière qui occupe la place qui aurait sans doute été dévolue à Marlène Dietrich dont l’ombre plane sur ce film qui voit Sternberg réactiver pour la dernière fois la flamme qui l’habitait quelques années plus tôt. Enfin Gene Tierney à peine âgée de 21 ans dont c’est seulement le sixième film mais qui a déjà travaillé avec les plus grands (Fritz Lang, John Ford et Henry Hathaway). Habillée par son époux, le styliste Oleg Cassini, la jeune femme est sublime de beauté malgré un Sternberg montrant la fraicheur de la jeune femme se défaire en même temps que le poison du jeu instillé par le toxique docteur Omar, pénètre dans ses veines. Un hasard malheureux qui fera de Poppy la victime expiatoire d’une faute aux origines troubles comme tout ce qui gravite autour et à l’intérieur du Casino. Notons enfin la présence du grand Walter Huston, superbe de l’assurance de celui qui a et peut tout mais qui comme chacun a son talon d’Achille.
Avec ce film splendide, sans doute un peu incompris à sa sortie, malgré un honnête succès commercial, Sternberg aurait certainement pu et dû relancer sa carrière. Mais sa vision toute personnelle de l’art cinématographique qui avait pu trouver à s’exprimer à nouveau grâce à un producteur détenant les droits d’une pièce miraculeusement taillée sur mesure dont l’adaptation semblait impossible, n’était plus de mise à Hollywood. Après un documentaire de guerre et un projet personnel non abouti, il réalisera encore trois films dont le très intrigant et poétique “Fièvre sur Anathan” en 1952 avant de prendre sa retraite définitive à 63 ans pour donner des cours sur l’esthétique de ses films à UCLA. Des cours auxquels assisteront Ray Manzarek et Jim Morrison qui formeront plus tard The Doors. Sternberg s’éteint à Hollywood le 22 décembre 1969. L’œuvre de celui qui savait dénicher le beau dans le moindre recoin d’un décor ou repli d’un visage , encore parfois incomprise reste unique, inégalée et sans doute inégalable.