Des réalisateurs français qui font du western, soyons honnête, ça ne court pas les rues. Ça ne courait déjà pas les rues autrefois. Un Français qui a fait des westerns, il y en a au moins un. Lui aussi avait pour prénom Jacques. Jacques Tourneur avait réalisé ‘’Le passage du canyon’’ (1946) et ‘’Le Gaucho’’ (1952). Voilà donc un autre Jacques qui en 2018 s’essaie au western. Et même si on peut être dubitatif devant le cinéma de cet Audiard-là (son père était en revanche un génie), nul doute que ‘’Les frères Sisters’’ est tout simplement un excellent western. Jacques Audiard reçut d’ailleurs à juste titre le lion d’argent du meilleur réalisateur à la Mostra de Venise de 2018. Récompense amplement mérité, délivré par un festival qui lui ne récompense pas seulement des drames sociaux (n’est-ce pas Cannes?
L’intrigue est tiré du livre de Patrick deWitt. Eli (John C. Reilly) et Charlie (Joaquin Phoenix) Sisters sont deux tueurs employés par le commodore. Ils sont chargés de retrouver Warm (Riz Ahmed) et de lui extorquer sa formule permettant de trouver facilement de l’or. Mais le détective John Morris (Jake Gillenhaal) qui devait les mettre sur la voie de Warm finit par se lier d’amitié avec ce dernier. L’affrontement puis le rapprochement entre les quatre hommes sera au centre de l’anecdote.
Dans ses déclarations, Audiard avoue préférer le western des années 60-70 (qu’on serait tenté de qualifier d’anti-western) au western plus hollywoodien. Si cela l’amène à lâcher des aberrations (du style ‘’j’ai revu « Le train sifflera trois fois » de Fred Zinneman, 1953, c’est à peine regardable, très simpliste avec des méchants idiots’’, dans Telerama ), Audiard a néanmoins compris la leçon des années 60-70. ‘’Les frères Sisters’’ est en effet un western cynique avec un fort goût de dépravation. Propre à l’anti-western, il y a d’abord dans ce film un changement de personnages, par rapport à ce que Hollywood proposait avant la fin des années 60. Dans le western traditionnel (genre manichéen), le film suit les aventures du héros qui doit affronter un méchant. Au contraire, dans ‘’Les frères Sisters’’, Jacques Audiard embrasse le regard de tueurs dangereux, des ‘’méchants’’. Ce choix, qui est de suivre la canaille et la vermine est symptomatique de ce qu’est le western depuis les années 60. Et pourtant (c’est ce qui est magnifique dans le film), Audiard parvient à rendre follement attachant Eli et Charlie. Oui, ceux sont des tueurs sans foi ni loi. Oui, ils ne servent que leur propre intérêt. Partout où ils passent les Sisters laissent traîner un nombre considérable de cadavres. Mais Audiard est passionné par les marginaux. Il sait faire sortir l’Humain de l’humain. Et ça ne rate pas avec Eli et Charlie qui sont tous les deux profondément humains. Pour nous les faire aimer, et même adorer, Audiard montre à quel point les méchants peuvent être proches des héros. Dans ce film, on serait tenté dans un premier temps d’opposer Eli et Charlie Sisters (les méchants, des tueurs qui veulent l’or) à Jack et Warm (les héros, ils n’aiment guère la violence et veulent créer une communauté fraternelle). Il y a d’un côté les sales (Eli et Charlie) et les propres (John et Warm d’apparence plus distinguée). Mais cette opposition n’a finalement pas lieu d’être. Les similitudes entre ces deux couples sont flagrantes. Charlie et John sont des leaders, vouant une haine farouche à leur père (le premier a tué son père, le second a définitivement coupé les ponts avec le sien). Leur rencontre d’abord violente finit par se teinter d’un respect pour l’autre. Quant à Eli et Warm, ils sympathisent rapidement. Les deux sont des êtres doux, et ont un rêve à atteindre.
Il n’est d’ailleurs pas étonnant si, à la fin du film, Charlie est près de John pour l’aider à mourir, tandis que Eli est près de Warm. Toutes ses morts traduisent une nature (humaine ou non) d’une rudesse inouïe qu’Audiard capte via d’étonnantes scènes
. Dans cet Ouest sauvage, ni le climat, ni la faune et la flore (Eli gobe pendant son sommeil une araignée, ce qui le rend très malade) ni surtout les hommes ne sont positifs. Ce climat hostile et rude, Audiard l’a trouvé en Espagne et en Roumanie. Refuser de tourner aux USA est bien le signe que le western hollywoodien n’existe plus. Le jour lumineux d’Hollywood avait laissé sa place au crépuscule du Nouvel Hollywood et à la sécheresse du western spaghetti. Désormais, Audiard le sait, le western est soit crépusculaire soit ironique (à la Tarantino). Et Audiard choisit de faire un western crépusculaire et ironique. ‘’Les frères Sisters’’ tire sa noirceur de ces deux époques qui s’entrechoquent. Eli et Charlie incarnent une époque contrainte à disparaître : celle de l’Ouest sauvage qui va se heurter à cette modernité en marche. John et Warm eux représente une époque plus civilisé, plus érudite et surtout plus scientifique. Si il n’y a pas d’inéquation entre les hommes de ce quatuor (tous les quatre vont se lier d’amitié), il y aura inéquation entre les époque dans lesquelles vivent ces hommes.
Et Charlie dans sa précipitation à découvrir la technique si moderne de Warm pour trouver de l’or, provoquera la mort de John et Warm. En tuant leur porte de sortie pour l’avenir (c’est-à-dire John et Warm), Eli et Charlie ne peuvent trouver comme seul refuge leur passé (c’est-à-à-dire leur mère, vers qui ils retournent à la fin du film)
. Ce changement d’époque est en plus illustré par petites touches. Il est par exemple illustré quand Eli découvre la brosse à dents et le dentifrice. Ou encore quand les Sisters découvre émerveillé San Francisco et ses infrastructures modernes… Mais ce qui fait aussi la beauté du film, c’est son côté décalé. Audiard jongle avec les tonalités avec une grande dextérité. N’hésitant pas à aller vers le comique, le film s’avère être constamment surprenant. Par exemple, on ne s’attend pas forcément à voir, le temps de quelques secondes dans un western… la mer ! L’humour et la surprise osent intervenir à la fin du film,
pourtant très dramatique quand Eli et Charlie s’en vont assassiner le commodore… et qu’ils le retrouvent déjà mort à leur arrivée !
L’humour croise parfois la route de la violence, parfois extrême. On pense à cette scène, où l’un des deux frères rêve de son père. La scène n’est pas loin de certain film d’épouvante : un homme flouté semble se comporter comme une bête sauvage et découpe des morceaux de corps humain. La scène, glaçante vient confirmer à quel point Jacques Audiard est capable de manier plusieurs registre de cinéma (cette séquence renvoie clairement au cinéma de genre américain).
Plastiquement superbe (grâce à l’irradiante photographie de Benoît Debie), réalisé et scénarisé de main de maître par Audiard, et surtout interprété par des acteurs profondément attachants, ‘’Les frères Sisters’’ brille de ce feu qui détruit la grange au début du film. C’est une œuvre magnifique et inventive où se dégage de la part de ses personnages principaux une humanité sincère. A voir, qu’on aime où pas le cinéma de Jacques Audiard.