Elle vit avec un homme brisé. Un homme craquelé en polystyrène, qui s'effrite et qui brûle.
C'est joli, hein. Ok, c'est pas de moi, mais de Thom Yorke, le leader de Radiohead, qui signait en 1995 ces paroles extraites de la sublime ballade "Fake plastic trees", le morceau qui accompagne aux deux-tiers du film la chute de Patrick Lupien, le personnage principal. Elle, dans ce long-métrage sorti vingt ans après ce titre du mythique groupe anglais, c'est évidemment la femme de Patrick mais elle ne voit rien venir, ou plutôt ne veut pas voir…
Tabarnak! Entre Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y., Dallas Buyers Club), Denis Villeneuve (Prisoners, Sicario) et ce "Mirage" inconnu en France, les réalisateurs canadiens se portent décidément très bien. Car autant le dire tout de suite: j'ai adoré ce film. Pourtant j'ai toujours eu du mal avec l'accent québécois. Je trouve qu'il est tellement prononcé et comique qu'il peut désamorcer une scène dramatique. Regardez "Amour" de Michael Haneke ou "Antichrist" de Lars Von Trier doublés en québécois et vous aurez l'impression de vous retrouver devant un bon vieux feel-good movie. Je vous rassure, "Le mirage" n'a rien en commun avec les deux épreuves susnommées. Ici on se marre franchement, tout du moins pendant une bonne partie du film et ça n'a rien à voir avec l'accent (même si je vous conseille fortement les sous-titres). En effet, on évolue d'abord sur le terrain de la comédie à la sauce piquante façon Judd Appatow avant de virer vers le feel-bad movie existentiel dans le style d'un Jason Reitman. On pense aussi à l'excellente série "Journal intime d'un homme marié" et surtout à "American beauty". En particulier quand on voit Patrick, en pleine crise de la quarantaine, se branler en pleine nuit dans le lit à côté de son épouse. Il faut dire que Patrick, qui ne baise plus beaucoup, se branle très régulièrement. Même au bureau. Sur internet ou en s'imaginant le héros de films pornos, histoire de s'évader de son quotidien stressant et de ne pas rejoindre sa femme dans la dépression. Pourtant Patrick semble avoir atteint ce qui est traditionnellement décrit comme la définition occidentale du bonheur: une jolie femme, deux gosses pas trop chiants, un poste de responsable d'un gros magasin franchisé d'articles de sports, une maison superbe et la possession de nombreux biens matériels haut-de-gamme. Mais ce tableau aux couleurs vives est accroché en équilibre très instable sur un mur s'effritant inexorablement, infiltré insidieusement par la routine, la solitude, la surconsommation compensant les frustrations de la vie et les illusions envolées dans les lointains nuages d'une perfection impossible. Un mur qui s'écroule complètement quand Patrick, déjà endetté, se retrouve dans une situation professionnelle très critique et se met par ailleurs à fantasmer plus que de raison sur la meilleure amie de sa femme et sa nouvelle paire de nibards.
Louis Morissette, l'acteur principal (beau gosse, soit-dit en passant) a également écrit le scénario et co-produit ce portrait amer d'un père de famille en pleine détresse arrivant à un âge où l'on dresse un premier bilan de sa vie et pour qui le bonheur s'avère être un mirage. La caméra de Ricardo Trogi, réalisateur canadien prenant régulièrement le pouls des relations hommes-femmes, le suit pas à pas dans son magasin ou dans son immense maison, dans de fluides plans-séquences nous plongeant dans un quotidien où il peine de plus en plus à assumer un train de vie au-dessus de ses moyens et à masquer l'irrépressible recherche d'un plaisir sexuel érodé par la dépression de sa femme, vingt ans de mariage et deux enfants. Le rapport entretenu avec le couple d'amis joués par Patrice Robitaille (un Adam Sandler québécois) et la sculpturale Christine Beaulieu va alors faire office de détonateur, nous réservant quelques scènes absolument succulentes. A commencer par celle où les deux conjointes se roulent une méga-pelle dans un bar échangiste sur la mélodie synthétique 80's d' "Eyes without a face" de Billy Idol, la caméra se dirigeant alors dans un léger travelling avant vers les deux maris profitant béatement du spectacle, imaginant subitement l'éventualité troublante de concrétiser LE fantasme sexuel masculin. La proposition giclant alors littéralement de la bouche d'un Patrick surexcité puis la rupture provoquée par le plan suivant constituent un grand moment comique. Mais le film se révèle bien plus profond qu'une vulgaire comédie libidineuse sur les obsessions du mâle quadra rangé, dressant notamment un constat lucide et poignant sur ces couples qui mettent un mouchoir sur leur amour-propre en continuant à vivre ensemble uniquement parce qu'ils ont des enfants. Morissette pose avec justesse les questions sur la quête du bien-être apparent dicté par la pression sociale et les sacrifices consentis pour en arriver là, sur fond de crise financière.
"Visa, Mastercard, les banques, ils s'en crissent eux autres, que je sois en burn-out. Si moi je ne travaille plus, qui va ramener de l'argent à la maison?? Pas ma femme certain, elle est en burn-out! Ah ah ah!! Elle y a pensé avant moi la coquine! Je vais prendre une option sur le cancer moi, elle m'aura pas deux fois."
Porté par des dialogues croustillants, une interprétation solide et une bande originale en béton, passant du classique à la pop (ah l'arrivée de Christine Beaulieu sur le court de tennis au son de "Time to pretend", l'hymne générationnel de MGMT…), "Le mirage" est un petit joyau réfléchissant, sorte de boule à facettes dans lesquelles chacun, arrivé à la mi-temps de son existence, peut se reconnaître à un moment ou à un autre. Et puis la dernière scène, touchante, évite de patauger dans un bol de guimauve happy-end à l'américaine ou à l'inverse de sombrer soudainement dans un puits de noirceur malvenu. Au contraire elle sonne juste, travelling latéral sur Patrick interrompant son footing pour faire un choix important, puis reprenant sa course dans une nature ensoleillée défilant en arrière-plan. Avant, il courait dans son garage sur un tapis roulant. Sous une lumière artificielle et sans avancer.