Ayant eu la chance de m'enrichir de la lecture du chef-d'oeuvre de romancier de génie Umberto Eco, il était purement impensable de ne pas revoir son adaptation cinématographique, que j'avais à l'époque qualifiée de chef-d'oeuvre. De prime abord, je tiens à préciser que si ma note de quatre sur cinq n'a pas tremblé d'un cil, mon regard sur le film s'est quand même teinté de quelques regrets. Pas question toutefois de revoir ma notation, car qui se plonge dans un policier dont il connait déjà le dénouement et chaque recoin de l'intrigue ne peut blâmer le long-métrage qui s'échine à l'adapter, et devrait même le féliciter pour sa volonté scrupuleuse de fidélité si celle-ci est manifeste. Ainsi Jean-Jacques Annaud réussit en partie le pari insensé d'adapter Il Name della Rosa, mais je me pencherai sur les questions de remaniements scénaristiques et de choix portant sur la viscéralité du film plus tard. Avant cela, je tiens malgré tout à rappeler que pris en lui-même, le film mérite sans doute à nouveau des louanges, se présentant sous la forme d'un polar médiéval (historiquement fidèle, dans les grandes lignes) à l'ambiance travaillée et à l'intrigue à la fois intelligente et jusqu'au bout incertaine. Certes, ces qualités sont empruntées au bouquin, mais encore fallait-il ne pas les égarer en chemin, et si on le regarde pour ce qu'il est et non pour ce qu'on aurait voulu qu'il soit, Der Name der Rose (co-production allemande oblige) est exemplaire de bout en bout. Le problème, c'est que l'idée que je viens d'évoquer, celle d'une vision dénuée de réminiscences du livre adapté et donc des attentes qui en découlent, n'est que pur fantasme. Et force est de constater que si les scénaristes condensent intelligemment la partie purement investigatrice du roman (en limant certaines scènes et transférant leur contenu dans quelques lignes de texte de manière idoine, en sacrifiant le rôle - voire l'existence - de quelques personnages avec à propos), il n'en va pas de même de l'autre moitié du tout, celle qui rétablit l'oeuvre littéraire dans son unité et lui redonne sa puissance mystique. Car comme le dit Jean-Noël Schiffano, traducteur de son état, les lignes d'Il Name della Rosa sont tracées par "une plume que se disputent à jet savamment cadencés Conan Doyle et Saint-Thomas d'Aquin". Eco faisait de son récit une chronique non seulement des travers de l'Inquisition (j'y viendrai plus tard) mais surtout des vicissitudes de l'Homme voué par nature à la luxure, celle de l'esprit remplaçant celle du corps quand celle-ci est retenue prisonnière. Luxure des inquisiteurs et des émissaires papaux jaloux de leur pouvoir, des obscurantistes jaloux de leur savoir et de leurs certitudes, des plus faibles corrompus par le péché de chair : tout n'y était que dualité permanente entre sainteté et corruption, entre Dieu et le Diable. Et ce climat incertain était renforcé par les doutes de Guillaume, ici trop sûr de lui - pour des raisons d'écritures douteuses (faire peser sur lui des menaces émanant de L'Inquisition devant créer un sentiment de peur pour son sort), et le malaise autour de ce tueur. En fait, le mélange des envolées théologiques et des sombres réalités terrestres, amplifiées par la résonance offerte par une abbaye confinée et les doutes inhérents à une période sombre du bas Moyen-âge, s'éclairaient mutuellement pour trouver un souffle supérieur, mystique, palpable même pour moi jeune athée. Bon d'accord, peut-être était-il impossible de saisir la finesse de la prose d'un érudit tel qu'Umberto Eco par des images, mais n'empêche qu'Annaud est bien terre à terre, que son enquête est bien moins glaçante sans un écho transcendant, et ses enjeux moins terrifiants. Appuyer sur le drame et la portée spirituelle de l'affaire n'aurait pas été un mal, quitte à flirter par moment avec une mise en scène théâtrale. Voilà qui me fait regretter le format du film, qui, étendu à trois heures, aurait permis de fouiller plus efficacement chaque recoin de l'abbaye et des coeurs qui y palpitent (en plus de pouvoir rendre l'intrigue encore plus fidèle). Mais le vrai problème reste le focus sur la relation amoureuse de Christian Slater, car il amène de plus une nécessaire amplification des enjeux de l'enquête de Barnard Gui et donc du temps qui lui est consacré. Ce qui n'étaient non pas deux épiphénomènes mais deux parties d'un tout bien plus grand prennent ici très légèrement le pas sur le reste, et déséquilibrent de manière insensible l'oeuvre originelle. Et puis le choix d'inverser les destins de la jeune fille et de Bernard Gui me semble ici incompréhensible quand on veut dénoncer les pouvoirs illimités de l'Inquisition. Ah l'amour, ce délicieux corrupteur des cœurs. Car s'il tente férocement ce cher Adso, il aura fait succomber Jean-Jacques Annaud, qui en décidant de le questionner par l'histoire d'un moinillon et ses amours impossibles, met en péril une oeuvre à la portée de base bien plus vaste. Les choix des acteurs et leurs visages aux traits amplifiés, comme révélateurs par effet de miroir des démons qui semblent les mettre à l'épreuve en déformant leur esprit, la photo grisâtre et presque diaphane, Sean Connery dans son meilleur rôle, juste irremplaçable ; une fois les choix décidés, on peut au moins dire qu'ils sont assumés avec la manière, et quelle manière ! Un magnifique chef-d'oeuvre, mais pas celui auquel je m'attendais. Et je ne peux m'empêcher de croire que celui que j'avais en pensée imaginé, aurait eu une portée bien plus grande encore.