Il était une fois en Anatolie.
Cette référence au cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan est facile, mais reflète l’impression que donnent, toutes proportions gardées, les premières scènes du film d’Arnaud Khayadjanian. Filmé en plans très larges, comme dans les films du réalisateur d’Istanbul, les Chemins arides s’attarde en effet assez joliment sur les pans de nature de cette Anatolie de ses ancêtres, cette terre où, comme dit une des personnes turques interviewées dans le documentaire, « nous (les turcs, NDLR) vivons à la place des Arméniens ». Une parole forte prononcée d’une voix douce…
Arnaud Khayadjanian, jeune cinéaste de 28 ans, retourne sur le pas de ses ancêtres pour essayer de comprendre l’indicible, le massacre de toute la famille de ses arrière-grands-parents dans le cadre de ce qui est communément admis aujourd’hui comme étant le 1er génocide du XXe siècle, le génocide des Arméniens. L’intelligence du jeune réalisateur est de traiter ce sujet par l’autre bout de la lorgnette, un côté qui est peu évoqué quand on parle de ce génocide : ce sont les Justes d’Anatolie, ces Turcs qui ont aidé des Arméniens lors de cet effroyable évènement, à l’instar du simple paysan qui a aidé son arrière-grand-père, ou de Mehmet Celal Bey, le gouverneur de Konya qui a refusé d’appliquer les ordres de déportation. Il offre aux différentes personnes qu’il rencontre une partie très louable de ce sombre pan de l’histoire, une partie qui rend les turcs fiers, et qu’il illustre avec un tableau amené de Paris, le majestueux Bon Samaritain d’Aimé Nicolas Morot, mettant en scène un homme à dos d’âne, visiblement mourant et un autre homme tout aussi fatigué en train de le soutenir à bout de bras.
Avec cette biblique référence du bon samaritain, Arnaud Khayadjanian vient en ami au devant des Turcs, en « prochain », comme il le dit d’ailleurs dans sa note d’intention, avec peut-être aussi un naïf espoir qu’ainsi la parole se libère plus facilement, que l’indicible soit dit, que le déni du génocide s’efface de lui-même.
Et pourtant, tout au long de son périple, un voyage à l’Est de la Turquie qui l’emmène d’Erzincan à Kemah, par là même où sont passés ses ancêtres pour finir le plus souvent jetés dans l’Euphrate plus bas, pas un regard n’accrochera le sien, pas une mémoire ne reviendra ; la population ne sait rien, car dit-elle, elle n’a rien vu, elle n’a rien vécu de tout cela. Un des hommes rencontrés exprime à voix haute son très grand embarras d’être questionné sur le « passé ». Il est sidérant de voir le contraste entre l’attente patiente du cinéaste, et l’obstination des personnes interviewées à ne rien dire ; il mesure l’énormité du tabou qui frappe ce sujet un siècle après les évènements. Même quand il rencontre Fikret Ali Ceyhan, le jeune descendant de Mehmet Celal Bey, très fier des actions de son aïeul gouverneur, très enthousiaste quant au frémissement ressenti auprès des intellectuels d’Istanbul (200 d’entre eux ont signé une pétition sur Internet pour demander pardon aux Arméniens), même à cette occasion, Arnaud Khayadjanian n’entendra jamais les mots « génocide » ni « massacres organisés ». Le jeune Fikret qui pourtant lui fait découvrir des tombes arméniennes se contentera de parler de déportation, par peur des ennuis, par peur de l’application de l’article 301 qui punit sévèrement l’usage du mot génocide, « insulte à l’identité turque ».
La construction des Chemins arides est plutôt simple et limpide. Le film est un moyen métrage qui alterne les entretiens avec les Turcs ou avec des membres de sa propre famille en hors-champ, et de magnifiques paysages de l’Anatolie, les montagnes rocailleux, le fleuve, une nature qui défie les éléments, qui a bravé un siècle de silence, et qui est toujours là pour témoigner de ce qui a été. La caméra s’attarde sur cette nature, comme pour laisser au cinéaste le temps d’intégrer ce qui est dit, mais surtout ce qui n’est pas dit…
Malgré le mutisme des uns et des autres, le film nous offre de beaux moments de fraternité humaine, comme cette femme qui embrasse les photos des arrière-grands-parents du réalisateur, dans un geste de reconnaissance, de compassion, un élan d’autant plus émouvant que sa parole est réprimée. Comme dit un parent du réalisateur en guise de conclusion pleine d’espoir : « peut-être qu’un jour, nos rapports redeviendront ceux de compatriotes ».
Les Chemins arides est un beau film documentaire très personnel, un voyage qui a pour vocation d’apporter des réponses aux questionnements du réalisateur. Pourtant, les réponses, ce n’est pas du « prochain » qu’il va les recevoir, mais de lui-même, au travers de ce chemin aride qu’il a expérimenté en Turquie, ce chemin sec et pourtant éminemment enrichissant, aussi bien pour le spectateur, que très certainement pour Arnaud Khayadjanian lui-même.