Pour qui connaît la filmographie de Jean Eustache, pour qui a eu la chance de voir ou de revoir son chef d’œuvre La Maman et la Putain (1973), le silence qui s’impose dès les premières minutes de Mes petites amoureuses ne manque pas de surprendre. On ne croisera donc pas, dans ce film sec, de personnages hâbleurs ou de dandys adeptes de bons mots. Le personnage principal est ici un adolescent taiseux, en proie à des désirs très intérieurs qu’il partage sporadiquement par l’intermédiaire d’une voix off. Son prénom est Daniel - en vérité Jean Eustache lui-même dans sa jeunesse. Le film s’ouvre sur cet enfant en train de dormir. Il suit un fondu au noir (il y en aura beaucoup d’autres) sur un lit vide et une fenêtre grande ouverte sur l’extérieur, sur la vie. Dans cette campagne à proximité de Bordeaux, le calme règne et tranche avec les pulsions qui animent alors Daniel.
La mise en scène est âpre, comme dans cette scène où Daniel retrouve sa mère après une longue absence (il vit chez sa grand-mère à Pessac). Celle-ci est venue avec un nouveau compagnon : José, un espagnol "qui ne parle pas". Lors du repas, dans un décor froid et vieillot, on entendra uniquement les cuillères remuant le fond de l’assiette et le bruit disgracieux des bouches en train d’aspirer la soupe. Les visages sont impassibles, en particulier celui de Daniel qui ne trahit jamais d’émotions. Quant à celui de sa mère, il est littéralement de glace, et le maquillage blanc évoque le visage d’une morte. La mise en scène rappelle donc beaucoup celle de Bresson avec des acteurs au jeu très rentré, à la voix blanche malgré l’accent chantant de Narbonne (car Daniel rejoindra bientôt sa mère là-bas pour, pense-t-il, poursuivre ses études). Les fondus au noir s’enchaînent comme pour raconter une histoire qui ne sera qu’effacements pour Daniel : du père, de cette grand-mère aimante, des filles tant convoitées et qui semblent sans cesse échapper au désir de Daniel.
La volonté de livrer sans fard une enfance qui n’aura été que frustrations est le véritable moteur du film. Une séquence particulièrement significative en est la belle illustration : lorsque Daniel, entre deux services rendus à l’atelier où il ronge son ennui, se trouve assis sur un banc en train de regarder passer les filles sur les allées de Narbonne. Il les regarde avec le désir ardent de vivre avec l’une d’elles le frisson des premiers rapports charnels. En face, seul sur un banc comme lui, un homme observe aussi de jeunes gens qui s’arrêtent près de lui pour s’embrasser avec passion, comme le suggère à chaque fois le chapeau de la femme tombant au sol sous l’effet de l’étreinte. Cet homme n’est autre que Jean Eustache. Une magnifique apparition qui relie le fil entre l’adolescent qui vit ses premiers émois et l’homme devenu adulte qui en fait une œuvre et qui y apparaît furtivement, comme pour dire qu’il est, qu’il a toujours été ce jeune homme passionné en quête d’un amour qui n’en finit plus de s’échapper.