Très bon film de Jean-Luc Godard, dont l'objet est... (toujours très difficile à dire avec cet auteur) l'amour, la beauté, le couple, la femme. Bon je vais avouer une chose tout de suite : la Nouvelle vague, en temps normal, météo sobre, m'ennuie sacrément, pour rester poli. Mais ce Mépris possède un je-ne-sais-quoi qui m'a touché (bien triste aveu, non ?), une espèce d'esthétique grecque, un climat italien, une musique douce qui n'en fait pas des tonnes. En fait je sais : Le Mépris sent le Nietzsche du sud, ressemble à une toile de De Chirico, possède cette langueur qu'on s'imagine quand on pense au monde antique, aux héroïnes, aux demi-dieux et aux dieux. En fait, Le Mépris parvient à faire sentir, discrètement, et de fort belle manière il faut dire, un filament de tragédie – l'homme contre les dieux –, ou bien plutôt d'épopée, puisque l'intention de Godard pourrait être définie ainsi : «un hendiadyn hélicoïdal odysséen», une sorte d'hélice à deux branches qui s'entremêlent et se lient entre elles sur l'horizon de L'Odyssée, du retour d'Ulysse auprès de Pénélope après la guerre de Troie. Tout cela accompagné ou doublé, selon le moment, par une splendide musique composée comme de lentes et longues vagues, sur le modèle de la tension et de la détente de la phrase musicale, du flux et du reflux.
La première branche, c'est l'interprétation de l'Odyssée par une équipe de tournage, un producteur américain, Jérémy Prokosch (Jack Palance), un réalisateur, Fritz Lang (lui-même interprétant son propre rôle), engageant un scénariste, Paul Javal (Michel Piccoli) pour terminer le script. Selon cette première perspective donc, l'Odyssée est objet d'un film, d'une reprise. La seconde branche est constituée par le «réel» du Mépris, c'est-à-dire le premier niveau de l'intrigue, la relation entre Paul Javal et sa femme, Camille (Brigitte Bardot). On comprend au fur et à mesure du film que la seconde branche est saisie par la première, emportée et transformée par elle, on pourrait presque dire informée, au sens où l'interprétation de l'Odyssée par l'équipe de tournage donne sa forme à la relation de Camille et de Paul – où Camille devient Pénélope et Paul Ulysse. Et, plus "conceptuellement", où l'Odyssée devient sujet bien plus qu'objet. Tout cela n'est pas transcendant, mais c'est tout de même sacrément bien foutu, très fin dans la mise en place, progressif, lent, suggestif, compliqué... Les deux époux se chamaillent pendant une heure au sujet d'un séjour à Capri dans la villa de Jérémy Prokosch, se mettent des bâtons dans les roues, ne s'aiment plus, se battent, s'insultent, se retrouvent, s'aiment finalement... Le dernier mot revient à Camille qui quitte l'appartement du couple en prononçant ces mots : «Je te méprise», pour avoir vu son mari donner une tape sur les fesses de l'assistante de Prokosch. C'est, pour la fin de cette première partie du Mépris, un peu long, je veux dire vraiment trop long (le problème évidemment, c'est que Godard tient absolument à ce genre de passage "re-lou", si bien que cette égalité-leitmotiv vie = cinéma de l'auteur devrait être complétée d'un (vie = cinéma) = chiant, ou plutôt vie chiante = cinéma chiant).
Mais cela se reprend dans la seconde partie, dans la villa, au bord de la mer : d'abord, Godard a travaillé la forme, avec une triade de couleurs «antiques», bleu/mer - jaune/soleil ou jaune/robe ("schöne gelbe Farbe" déclare à un moment Lang à l'assistante) - rouge/maison, et puis encore une fois, un paysage antique, des rochers, des collines, et surtout, surtout, la mer (Neptune ou plutôt Poséidon – le film joue sur l'erreur latine de l'Odyssée mais cite Neptune – étant l'ennemi principal d'Ulysse). Et puis Camille a accepté de venir à Capri («ce n'est pas toi qui m'y force, dit-elle à Paul, c'est la vie», brève référence au tragique). Les deux branches de l'hélice s'entremêlent alors complètement, et en sens inverse, Paul confie à Camille qu'il partage l'interprétation de Prokosch au sujet de l'Odyssée : «L'Odyssée est l'histoire d'un homme qui aime sa femme et elle ne l'aime pas». A la suite de quoi l'on comprend véritablement pour quelle raison Camille n'aime plus ou méprise Paul, par la répétition d'un événement déjà présent au début du film, et donc aussi au début de cette seconde partie : Prokosch invite Camille (la première fois, dans sa voiture décapotée ronflante, la seconde sur son voilier pour rejoindre la villa), avec l'intention manifeste de la séduire (pour rester correct, la thèse de Prokosch étant explicitement : "Pénélope (ici, en gros, toute femme) est infidèle").
La critique complète (note finale : 17/20) sur le Tching's Ciné bien sûr :
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